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y est pour quelque chose, ne cherchez dans mon orgueil que ce qu’il y a de bon, vous savez que vous voulez voir l’enfer du beau côté. Le plaisir le plus vif que j’aie éprouvé dans ma vie, c’est d’avoir été honoré, en France et chez l’étranger, des marques d’un intérêt inattendu. Il m’est arrivé quelquefois, tandis que je me reposois dans une méchante auberge de village, de voir entrer un père et une mère avec leur fils : ils m’amenoient, me disoient-ils, leur enfant pour me remercier. Étoit-ce l’amour-propre qui me donnoit alors ce plaisir vif dont je parle ? Qu’importoit à ma vanité que ces obscurs et honnêtes gens me témoignassent leur satisfaction sur un grand chemin, dans un lieu où personne ne les entendoit ? Ce qui me touchoit, c’étoit, du moins j’ose le croire, c’étoit d’avoir produit un peu de bien, d’avoir consolé quelques cœurs affligés, d’avoir fait renaître au fond des entrailles d’une mère l’espérance d’élever un fils chrétien, c’est-à-dire un fils soumis, respectueux, attaché à ses parents. Je ne sais ce que vaut mon ouvrage[1] ; mais aurois-je goûté cette joie pure si j’eusse écrit avec tout le talent imaginable un livre qui auroit blessé les mœurs et la religion ?

Dites à notre petits société, mon cher ami, combien je la regrette : elle a un charme inexprimable, parce qu’on sent que ces personnes qui causent si naturellement de matières communes peuvent traiter les plus hauts sujets, et que cette simplicité de discours ne vient pas d’indigence, mais de choix.

Je quittai Lyon le… à cinq heures du matin. Je ne vous ferai pas l’éloge de cette ville ; ses ruines sont là ; elles parleront à la postérité : tandis que le courage, la loyauté et la religion seront en honneur parmi les hommes, Lyon ne sera pas oublié[2].

Nos amis m’ont fait promettre de leur écrire de la route. J’ai marché trop vite et le temps m’a manqué pour tenir parole. J’ai seulement barbouillé au crayon, sur un portefeuille, le petit journal que je vous envoie. Vous pourriez trouver dans le livre de postes les noms des pays inconnus que j’ai découverts, comme, par exemple, Pont-de-Beauvoisin et Chambéry ; mais vous m’avez tant répété qu’il falloit des notes, et toujours des notes, que nos amis ne pourront se plaindre si je vous prends au mot.

  1. Le Génie du Christianisme.
  2. Il m’est très-doux de retrouver, à vingt-quatre ans de distance dans un manuscrit inconnu l’expression des sentiments que je professe plus que jamais pour les habitants de Lyon ; il m’est encore plus doux d’avoir reçu dernièrement de ces habitants les mêmes marques d’estime dont ils m’honorèrent il y a bientôt un quart de siècle.