Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 6.djvu/225

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

servent encore aujourd’hui de constitutions particulières aux différents États-Unis. Il résulte de ces faits que les États-Unis ne changèrent pour ainsi dire pas d’existence au moment de leur révolution ; un congrès américain fut substitué à un parlement anglois, un président à un roi ; la chaîne du feudataire fut remplacée par le lien du fédéraliste, et il se trouva par hasard un grand homme pour serrer ce lien.

Les héritiers de Pizarre et de Fernand Cortez ressemblent-ils aux enfants des frères de Penn et aux fils des indépendants ? Ont-ils été dans les vieilles Espagnes élevés à l’école de la liberté ? Ont-ils trouvé dans leur ancien pays les institutions, les enseignements, les exemples, les lumières qui forment un peuple au gouvernement constitutionnel ? Avoient-ils des chartes dans ces colonies soumises à l’autorité militaire, où la misère en haillons étoit assise sur des mines d’or ? L’Espagne n’a-t-elle pas porté dans le Nouveau Monde sa religion, ses mœurs, ses coutumes, ses idées, ses principes et jusqu’à ses préjugés ? Une population catholique soumise à un clergé nombreux, riche et puissant ; une population mêlée de deux millions neuf cent trente-sept mille blancs, de cinq millions cinq cent dix-huit mille nègres et mulâtres libres ou esclaves, de sept millions cinq cent trente mille Indiens ; une population divisée en classes noble et roturière, une population disséminée dans d’immenses forêts, dans une variété infinie de climats, sur deux Amériques et le long des côtes de deux océans ; une population presque sans rapports nationaux, et sans intérêts communs, est-elle aussi propre aux institutions démocratiques que la population homogène, sans distinction de rangs et aux trois quarts et demi protestante, des dix millions de citoyens des États-Unis ? Aux États-Unis l’instruction est générale ; dans les républiques espagnoles la presque totalité de la population ne sait pas même lire ; le curé est le savant des villages ; ces villages sont rares, et pour aller de telle ville à telle autre, on ne met pas moins de trois ou quatre mois. Villes et villages ont été dévastés par la guerre ; point de chemins, point de canaux ; les fleuves immenses qui porteront un jour la civilisation dans les parties les plus secrètes de ces contrées n’arrosent encore que des déserts.

De ces Nègres, de ces Indiens, de ces Européens, est sortie une population mixte, engourdie dans cet esclavage fort doux que les mœurs espagnoles établissent partout où elles régnent. Dans la Colombie il existe une race née de l’Africain et de l’Indien, qui n’a d’autre instinct que de vivre et de servir. On a proclamé le principe de la liberté des esclaves, et tous les esclaves ont voulu rester chez leurs maîtres. Dans quelques-unes de ces colonies, oubliées même de l’Es-