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Enfin, les Américains sont-ils des hommes parfaits ? n’ont-ils pas leurs vices comme les autres hommes ? sont-ils moralement supérieurs aux Anglois, dont ils tirent leur origine ? Cette émigration étrangère, qui coule sans cesse dans leur population de toutes les parties de l’Europe, ne détruira-t-elle pas à la longue l’homogénéité de leur race ? L’esprit mercantile ne les dominera-t-il pas ? L’intérêt ne commence-t-il pas à devenir chez eux le défaut national dominant ?

Il faut encore le dire avec douleur : l’établissement des républiques du Mexique, de la Colombie, du Pérou, du Chili, de Buenos-Ayres, est un danger pour les États-Unis. Lorsque ceux-ci n’avoient auprès d’eux que les colonies d’un royaume transatlantique, aucune guerre n’étoit probable. Maintenant des rivalités ne naîtront-elles point entre les anciennes républiques de l’Amérique septentrionale et les nouvelles républiques de l’Amérique espagnole ? Celles-ci ne s’interdiront-elles pas des alliances avec des puissances européennes ? Si de part et d’autre on couroit aux armes ; si l’esprit militaire s’emparoit des États-Unis, un grand capitaine pourroit s’élever : la gloire aime les couronnes ; les soldats ne sont que de brillants fabricants de chaînes, et la liberté n’est pas sûre de conserver son patrimoine sous la tutelle de la victoire.

Quoi qu’il en soit de l’avenir, la liberté ne disparoîtra jamais tout entière de l’Amérique ; et c’est ici qu’il faut signaler un des grands avantages de la liberté fille des lumières sur la liberté fille des mœurs.

La liberté fille des mœurs périt quand son principe s’altère, et il est de la nature des mœurs de se détériorer avec le temps.

La liberté fille des mœurs commence avant le despotisme aux jours d’obscurité et de pauvreté ; elle vient se perdre dans le despotisme et dans les siècles d’éclat et de luxe.

La liberté fille des lumières brille après les âges d’oppression et de corruption ; elle marche avec le principe qui la conserve et la renouvelle ; les lumières dont elle est l’effet, loin de s’affaiblir avec le temps, comme les mœurs qui enfantent la première liberté, les lumières, dis-je, se fortifient au contraire avec le temps : ainsi elles n’abandonnent point la liberté qu’elles ont produite ; toujours auprès de cette liberté, elles en sont à la fois la vertu générative et la source intarissable.

Enfin, les États-Unis ont une sauvegarde de plus : leur population n’occupe pas un dix-huitième de leur territoire. L’Amérique habite encore la solitude ; longtemps encore ses déserts seront ses mœurs, et ses lumières sa liberté.

Je voudrois pouvoir en dire autant des républiques espagnoles de