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enceintes et près d’accoucher, pour hâter leur délivrance et retourner plus vite à l’ouvrage, elles s’appliquent le ventre sur une barre de bois élevée à quelques pieds de terre ; laissant pendre en bas leurs jambes et leur tête, elles donnent ainsi le jour à une misérable créature, dans toute la rigueur de la malédiction : In dolore paries filios !

Ainsi la civilisation, en entrant par le commerce chez les tribus américaines, au lieu de développer leur intelligence, les a abruties. L’Indien est devenu perfide, intéressé, menteur, dissolu : sa cabane est un réceptacle d’immondices et d’ordure. Quand il étoit nu ou couvert de peaux de bêtes, il avoit quelque chose de fier et de grand ; aujourd’hui des haillons européens, sans couvrir sa nudité, attestent seulement sa misère : c’est un mendiant à la porte d’un comptoir ; ce n’est plus un sauvage dans ses forêts.

Enfin, il s’est formé une espèce de peuple métis, né du commerce des aventuriers européens et des femmes sauvages. Ces hommes, que l’on appelle Bois brûlés, à cause de la couleur de leur peau, sont les gens d’affaires ou les courtiers de change entre les peuples dont ils tirent leur double origine : parlant à la fois la langue de leurs pères et de leurs mères, interprètes des traiteurs auprès des Indiens, et des Indiens auprès des traiteurs, ils ont les vices des deux races. Ces bâtards de la nature civilisée et de la nature sauvage se vendent tantôt aux Américains, tantôt aux Anglois, pour leur livrer le monopole des pelleteries ; ils entretiennent les rivalités des compagnies angloises de la baie d’Hudson, du Nord-Ouest, et des compagnies américaines ; Fur Colombian American Company, Missouri’s fur Company, et autres : ils font eux-mêmes des chasses au compte des traiteurs et avec des chasseurs soldés par les compagnies.

Le spectacle est alors tout différent des chasses indiennes : les hommes sont à cheval ; il y a des fourgons qui transportent les viandes sèches et les fourrures ; les femmes et les enfants sont traînés sur de petits chariots par des chiens. Ces chiens, si utiles dans les contrées septentrionales, sont encore une charge pour leurs maîtres ; car ceux-ci, ne pouvant les nourrir pendant l’été, les mettent en pension à crédit chez les gardiens, et contractent ainsi de nouvelles dettes. Les dogues affamés sortent quelquefois de leur chenil ; ne pouvant aller à la chasse, ils vont à la pêche : on les voit se plonger dans les rivières et saisir le poisson jusqu’au fond de l’eau.

On ne connoît en Europe que cette grande guerre de l’Amérique qui a donné au monde un peuple libre. On ignore que le sang a coulé pour les chétifs intérêts de quelques marchands fourreurs. La Compagnie de la baie d’Hudson vendit, en 1811, à lord Selkirk un grand