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sentiment de leur nullité et le découragement qui accompagne la foiblesse.

Une autre cause a contribué à dégrader le gouvernement des sauvages : l’établissement des postes militaires américains et anglois au milieu des bois. Là, un commandant se constitue le protecteur des Indiens dans le désert ; à l’aide de quelques présents, il fait comparoître les tribus devant lui ; il se déclare leur père et l’envoyé d’un des trois mondes blancs : les sauvages désignent ainsi les Espagnols, les François et les Anglois. Le commandant apprend à ses enfants rouges qu’il va fixer telles limites, défricher tel terrain, etc. Le sauvage finit par croire qu’il n’est pas le véritable possesseur de la terre dont on dispose sans son aveu ; il s’accoutume à se regarder comme d’une espèce inférieure au blanc ; il consent à recevoir des ordres, à chasser, à combattre pour des maîtres. Qu’a-t-on besoin de se gouverner quand on n’a plus qu’à obéir ?

Il est naturel que les mœurs et les coutumes se soient détériorées avec la religion et la politique, que tout ait été emporté à la fois.

Lorsque les Européens pénétrèrent en Amérique, les sauvages vivoient et se vêtissoient du produit de leurs chasses, et n’en faisoient entre eux aucun négoce. Bientôt les étrangers leur apprirent à le troquer pour des armes, des liqueurs fortes, et divers ustensiles de ménage, des draps grossiers et des parures. Quelques François, qu’on appela coureurs de bois, accompagnèrent d’abord les Indiens dans leurs excursions. Peu à peu il se forma des compagnies de commerçants qui poussèrent des postes avancés et placèrent des factoreries au milieu des déserts. Poursuivis par l’avidité européenne et par la corruption des peuples civilisés jusqu’au fond de leurs bois, les Indiens échangent, dans ces magasins, de riches pelleteries contre des objets de peu de valeur, mais qui sont devenus pour eux des objets de première nécessité. Non-seulement ils trafiquent de la chasse faite, mais ils disposent de la chasse à venir, comme on vend une récolte sur pied.

Ces avances accordées par les traiteurs plongent les Indiens dans un abîme de dettes : ils ont alors toutes les calamités de l’homme du peuple de nos cités et toutes les détresses du sauvage. Leurs chasses, dont ils cherchent à exagérer les résultats, se transforment en une effroyable fatigue : ils y mènent leurs femmes ; ces malheureuses, employées à tous les services du camp, tirent les traîneaux, vont chercher les bêtes tuées, tannent les peaux, font dessécher les viandes. On les voit, chargées des fardeaux les plus lourds, porter encore leurs petits enfants à leurs mamelles ou sur leurs épaules. Sont-elles