Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 6.djvu/210

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Voilà tout ce que l’on sait de plus positif sur la population des sauvages de l’Amérique septentrionale. Si l’on joint à ces tribus connues les tribus moins fréquentées qui vivent au delà des montagnes Rocheuses, on aura bien de la peine à trouver les quatre cent mille individus mentionnés au commencement de ce dénombrement. Il y a des voyageurs qui ne portent pas à plus de cent mille âmes la population indienne en deçà des montagnes Rocheuses, et à plus de cinquante mille au delà de ces montagnes, y compris les sauvages de la Californie.

Poussées par les populations européennes vers le nord-ouest de l’Amérique septentrionale, les populations sauvages viennent, par une singulière destinée, expirer au rivage même sur lequel elles débarquèrent, dans des siècles inconnus, pour prendre possession de l’Amérique. Dans la langue iroquoise, les Indiens se donnoient le nom d’hommes de toujours, ongoue-onoue. Ces hommes de toujours ont passé, et l’étranger ne laissera bientôt aux héritiers légitimes de tout un monde que la terre de leur tombeau.

Les raisons de cette dépopulation sont connues : l’usage des liqueurs fortes, les vices, les maladies, les guerres, que nous avons multipliées chez les Indiens, ont précipité la destruction de ces peuples ; mais il n’est pas tout à fait vrai que l’état social, en venant se placer dans les forêts, ait été une cause efficiente de cette destruction.

L’Indien n’étoit pas sauvage ; la civilisation européenne n’a point agi sur le pur état de nature ; elle a agi sur la civilisation américaine commençante ; si elle n’eût rien rencontré, elle eût créé quelque chose ; mais elle a trouvé des mœurs, et les a détruites, parce qu’elle étoit plus forte et qu’elle n’a pas cru se devoir mêler à ces mœurs.

Demander ce que seroient devenus les habitants de l’Amérique si l’Amérique eût échappé aux voiles de nos navigateurs, seroit sans doute une question inutile, mais pourtant curieuse à examiner. Auroient-ils péri en silence, comme ces nations, plus avancées dans les arts, qui selon toutes les probabilités fleurirent autrefois dans les contrées qu’arrosent l’Ohio, le Muskingum, le Tennessée, le Mississipi inférieur et le Tumbec-bee ?

Écartant un moment les grands principes du christianisme, mettant à part les intérêts de l’Europe, un esprit philosophique auroit pu désirer que les peuples du Nouveau Monde eussent eu le temps de se développer hors du cercle de nos institutions.

Nous en sommes réduits partout aux formes usées d’une civilisation vieillie (je ne parle pas des populations de l’Asie, arrêtées depuis quatre mille ans dans un despotisme qui tient de l’enfance). On a