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Le Grand-Castor est après le Grand-Lièvre le plus puissant des manitous : c’est lui qui a formé le lac Nipissingue : les cataractes que l’on trouve dans la rivière des Outaouois, qui sortent du Nipissingue, sont les restes des chaussées que le Grand-Castor avoit construites pour former ce lac ; mais il mourut au milieu de son entreprise. Il est enterré au haut d’une montagne à laquelle il a donné sa forme. Aucune nation ne passe au pied de son tombeau sans fumer en son honneur. Michabou, dieu des eaux, est né à Michilinakinac, sur le détroit qui joint le lac Huron au lac Michigan. De là il se transporta au Détroit, jeta une digue au saut Sainte-Marie, et, arrêtant les eaux du lac Alimipigon, il fit le lac Supérieur pour prendre des castors. Michabou apprit de l’araignée à tisser des filets, et il enseigna ensuite le même art aux hommes.

Il y a des lieux où les génies se plaisent particulièrement. À deux journées au-dessous du saut Antoine, on voit la grande Wakon-Teebe (la caverne du Grand-Esprit) : elle renferme un lac souterrain d’une profondeur inconnue ; lorsqu’on jette une pierre dans ce lac, le Grand-Lièvre fait entendre une voix redoutable. Des caractères sont gravés par les esprits sur la pierre de la voûte.

Au soleil couchant du lac Supérieur sont des montagnes formées de pierres qui brillent comme la glace des cataractes en hiver. Derrière ces montagnes s’étend un lac bien plus grand que le lac Supérieur. Michabou aime particulièrement ce lac et ces montagnes[1]. Mais c’est au lac Supérieur que le Grand-Esprit a fixé sa résidence ; on l’y voit se promener au clair de la lune : il se plaît aussi à cueillir le fruit d’un groseillier qui couvre la rive méridionale du lac. Souvent, assis sur la pointe d’un rocher, il déchaîne les tempêtes. Il habite dans le lac une île qui porte son nom : c’est là que les âmes des guerriers tombés sur le champ de bataille se rendent pour jouir du plaisir de la chasse.

Autrefois du milieu du lac Sacré émergeoit une montagne de cuivre que le Grand-Esprit a enlevée et transportée ailleurs depuis longtemps ; mais il a semé sur le rivage des pierres du même métal qui ont une vertu singulière : elles rendent invisibles ceux qui les portent. Le Grand-Esprit ne veut pas qu’on touche à ces pierres. Un jour des Algonquins furent assez téméraires pour en enlever une : à peine étoient-ils rentrés dans leurs canots, qu’un manitou de plus de soixante coudées de hauteur, sortant du fond d’une forêt, les poursuivit : les

  1. Cette ancienne tradition d’une chaîne de montagnes et d’un lac immense situé au nord-ouest du lac Supérieur indique assez les montagnes Rocheuses et l’océan Pacifique.