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les plus succulentes de la victime. Ceux qui ne dévorent pas leurs ennemis, du moins boivent leur sang, et s’en barbouillent la poitrine et le visage.

Mais les femmes ont aussi un beau privilège : elles peuvent sauver les prisonniers en les adoptant pour frères ou pour maris, surtout si elles ont perdu des frères ou des maris dans le combat. L’adoption confère les droits de la nature : il n’y a point d’exemple qu’un prisonnier adopté ait trahi la famille dont il est devenu membre, et il ne montre pas moins d’ardeur que ses nouveaux compatriotes en portant les armes contre son ancienne nation : de là les aventures les plus pathétiques. Un père se trouve assez souvent en face d’un fils, si le fils terrasse le père, il le laisse aller une première fois, mais il lui dit : « Tu m’as donné la vie, je te la rends : nous voilà quittes. Ne te présente plus devant moi, car je t’enlèverois la chevelure. »

Toutefois les prisonniers adoptés ne jouissent pas d’une sûreté complète. S’il arrive que la tribu où ils servent fasse quelque perte, on les massacre : telle femme qui avoit pris soin d’un enfant le coupe en deux d’un coup de hache.

Les Iroquois, renommés d’ailleurs pour leur cruauté envers les prisonniers de guerre, avoient un usage qu’on auroit dit emprunté des Romains, et qui annonçoit le génie d’un grand peuple : ils incorporoient la nation vaincue dans leur nation sans la rendre esclave ; ils ne la forçoient même pas d’adopter leurs lois ; ils ne la soumettoient qu’à leurs mœurs.

Toutes les tribus ne brûloient pas leurs prisonniers ; quelques-unes se contentoient de les réduire en servitude. Les sachems, rigides partisans des vieilles coutumes, déploroient cette humanité, dégénération, selon eux, de l’ancienne vertu. Le christianisme, en se répandant chez les Indiens, avoit contribué à adoucir des caractères féroces. C’étoit au nom d’un Dieu sacrifié par les hommes que les missionnaires obtenoient l’abolition des sacrifices humains : ils plantoient la croix à la place du poteau du supplice, et le sang de Jésus-Christ rachetoit le sang du prisonnier.