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traces fugitives des Hurons ; si les pas sont tournés en dehors, s’ils tombent à trente-six pouces l’un de l’autre, des Européens ont marqué leur route ; les Indiens marchent la pointe du pied en dedans : les deux pieds sur la même ligne. On juge de l’âge des guerriers par la pesanteur ou la légèreté, le raccourci ou l’allongement du pas.

Quand la mousse ou l’herbe n’est plus humide, les traces sont de la veille ; ces traces comptent quatre ou cinq jours quand les insectes courent déjà dans l’herbe ou dans la mousse foulée ; elles ont huit, dix ou douze jours lorsque la force végétale du sol a reparu et que des feuilles nouvelles ont poussé : ainsi quelques insectes, quelques brins d’herbe et quelques jours effacent les pas de l’homme et de sa gloire.

Les traces ayant été bien reconnues, on met l’oreille à terre, et l’on juge, par des murmures que l’ouïe européenne ne peut saisir, à quelle distance est l’ennemi.

Rentré au camp, le chef fait éteindre les feux : il défend la parole, il interdit la chasse ; les canots sont tirés à terre et cachés dans les buissons. On fait un grand repas en silence, après quoi on se couche.

La nuit qui suit la première découverte de l’ennemi s’appelle la nuit des songes. Tous les guerriers sont obligés de rêver et de raconter le lendemain ce qu’ils ont rêvé, afin que l’on puisse juger du succès de l’entreprise.

Le camp offre alors un singulier spectacle : des sauvages se lèvent et marchent dans les ténèbres, en murmurant leur chanson de mort, à laquelle ils ajoutent quelques paroles nouvelles, comme celles-ci : « J’avalerai quatre serpents blancs, et j’arracherai les ailes à un aigle roux. » C’est le rêve que le guerrier vient de faire et qu’il entremêle à sa chanson. Ses compagnons sont tenus de deviner ce songe, ou le songeur est dégagé du service. Ici les quatre serpents blancs peuvent être pris pour quatre Européens que le songeur doit tuer, et l’aigle roux pour un Indien auquel il enlèvera la chevelure.

Un guerrier, dans la nuit des songes, augmenta sa chanson de mort de l’histoire d’un chien qui avoit des oreilles de feu ; il ne put jamais obtenir l’explication de son rêve, et il partit pour sa cabane. Ces usages, qui tiennent du caractère de l’enfance, pourroient favoriser la lâcheté chez l’Européen ; mais chez le sauvage du nord de l’Amérique ils n’avoiont point cet inconvénient : on n’y reconnoissoit qu’un acte de cette volonté libre et bizarre dont l’Indien ne se départ jamais, quel que soit l’homme auquel il se soumet un moment par raison ou par caprice.

Dans la nuit des songes, les jeunes gens craignent beaucoup que le