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La même neutralité est observée dans le sentier du sang ; ce sentier est tracé par le feu que l’on a mis aux buissons. Aucune cabane ne s’élève sur ce chemin consacré au passage des tribus dans leurs expéditions lointaines. Les partis même ennemis s’y rencontrent, mais ne s’y attaquent jamais. Violer le sentier du commerce, ou celui du sang, est une cause immédiate de guerre contre la nation coupable du sacrilège.

Si une troupe trouve endormie une autre troupe avec laquelle elle a des alliances, elle reste debout, en dehors des palissades du camp, jusqu’au réveil des guerriers. Ceux-ci étant sortis de leur sommeil, leur chef s’approche de la troupe voyageuse, lui présente quelques chevelures destinées pour ces occasions, et lui dit : « Vous avez coup ici ; » ce qui signifie : « Vous pouvez passer, vous êtes nos frères, votre honneur est à couvert. » Les alliés répondent : « Nous avons coup ici ; » et ils poursuivent leur chemin. Quiconque prendroit pour ennemie une tribu amie, et la réveilleroit, s’exposeroit à un reproche d’ignorance et de lâcheté.

Si l’on doit traverser le territoire d’une nation neutre, il faut demander le passage. Une députation se rend, avec le calumet, au principal village de cette nation. L’orateur déclare que l’arbre de paix a été planté par les aïeux ; que son ombrage s’étend sur les deux peuples ; que la hache est enterrée au pied de l’arbre ; qu’il faut éclaircir la chaîne d’amitié et fumer la pipe sacrée. Si le chef de la nation neutre reçoit le calumet et fume, le passage est accordé. L’ambassadeur s’en retourne, toujours dansant, vers les siens.

Ainsi l’on avance vers la contrée où l’on porte la guerre, sans plan, sans précaution, comme sans crainte. C’est le hasard qui donne ordinairement les premières nouvelles de l’ennemi : un chasseur reviendra en hâte déclarer qu’il a rencontré des traces d’homme. On ordonne aussitôt de cesser toute espèce de travaux, afin qu’aucun bruit ne se fasse entendre. Le chef part avec les guerriers les plus expérimentés pour examiner les traces. Les sauvages, qui entendent les sons à des distances infinies, reconnoissent les empreintes sur d’arides bruyères, sur des rochers nus, où tout autre œil que le leur ne verroit rien. Non-seulement ils découvrent ces vestiges, mais ils peuvent dire quelle tribu indienne les a laissés et de quelle date ils sont. Si la disjonction des deux pieds est considérable, ce sont des Illinois qui ont passé là ; si la marque du talon est profonde et l’impression de l’orteil large, on reconnoît les Outchipouois ; si le pied a porté de côté, on est sûr que les Pontonétamis sont en course ; si l’herbe est à peine foulée, si son pli est à la cime de la plante et non près de la terre, ce sont les