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après quoi, les feux étant allumés, on fait bouillir les chaudières. Le souper fini, le camp est mis sous la garde des esprits. Le chef recommande aux guerriers de tenir auprès d’eux leur casse-tête et de ne pas ronfler trop fort. On suspend aux palissades les manitous, c’est-à-dire les souris empaillées, les petits cailloux blancs, les brins de paille, les morceaux d’étoffe rouge, et le jongleur commence la prière :

« Manitous, soyez vigilants : ouvrez les yeux et les oreilles. Si les guerriers étoient surpris, cela tourneroit à votre déshonneur. Comment ! diroient les sachems, les manitous de notre nation se sont laissé battre par les manitous de l’ennemi ! Vous sentez combien cela seroit honteux ; personne ne vous donneroit à manger ; les guerriers rêveroient pour obtenir d’autres esprits plus puissants que vous. Il est de votre intérêt de faire bonne garde ; si on enlevoit notre chevelure pendant notre sommeil, ce ne seroit pas nous qui serions blâmables, mais vous qui auriez tort. »

Après cette admonition aux manitous, chacun se retire dans la plus parfaite sécurité, convaincu qu’il n’a pas la moindre chose à craindre.

Des Européens qui ont fait la guerre avec les sauvages, étonnés de cette étrange confiance, demandoient à leurs compagnons de natte s’ils n’étoient jamais surpris dans leurs campements : « Très-souvent, » répondoient ceux-ci. « Ne feriez-vous pas mieux, dans ce cas, disoient les étrangers, de poser des sentinelles ? » — « Cela seroit fort bien, » répondoit le sauvage en se tournant pour dormir. L’Indien se fait une vertu de son imprévoyance et de sa paresse, en se mettant sous la seule protection du ciel.

Il n’a point d’heure fixe pour le repos ou pour le mouvement : que le jongleur s’écrie à minuit qu’il a vu une araignée sur une feuille de saule, il faut partir.

Quand on se trouve dans un pays abondant en gibier, la troupe se disperse ; les bagages et ceux qui les portent restent à la merci du premier parti hostile ; mais deux heures avant le coucher du soleil tous les chasseurs reviennent au camp avec une justesse et une précision dont les Indiens sont seuls capables.

Si l’on tombe dans le sentier blazed, ou le sentier du commerce, la dispersion des guerriers est encore plus grande : ce sentier est marqué, dans les forets, sur le tronc des arbres, entaillés à la même hauteur. C’est le chemin que suivent les diverses nations rouges pour trafiquer les unes avec les autres, ou avec les nations blanches. Il est de droit public que ce chemin demeure neutre ; on ne trouble point ceux qui s’y trouvent engagés.