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manitous, paroît à la tête ; le chef de guerre marche derrière lui ; vient ensuite le porte-étendard de la première tribu, levant en l’air son enseigne ; les hommes de cette tribu suivent leur symbole. Les autres tribus défilent après la première, et tirent les traîneaux chargés des chaudières, des nattes et des sacs de maïs ; des guerriers portent sur leurs épaules, quatre à quatre ou huit à huit, les petits et les grands canots : les filles peintes ou les courtisanes, avec leurs enfants, accompagnent l’armée. Elles sont aussi attelées aux traîneaux ; mais au lieu d’avoir le metump passé par la poitrine, elles l’ont appliqué sur le front. Le lieutenant général marche seul sur le flanc de la colonne.

Le chef de guerre, après quelques pas faits sur la route, arrête les guerriers et leur dit :

« Bannissons la tristesse : quand on va mourir on doit être content. Soyez dociles à mes ordres. Celui qui se distinguera recevra beaucoup de petun. Je donne ma natte à porter à…, puissant guerrier. Si moi et mon lieutenant nous sommes mis dans la chaudière, ce sera… qui vous conduira. Allons ! frappez-vous les cuisses et hurlez trois fois. »

Le chef remet alors son sac de maïs et sa natte au guerrier qu’il a désigné, ce qui donne à celui-ci le droit de commander la troupe si le chef et son lieutenant périssent.

La marche recommence : l’armée est ordinairement accompagnée de tous les habitants des villages jusqu’au fleuve ou au lac où l’on doit lancer les canots. Alors se renouvelle la scène des adieux : les guerriers se dépouillent et partagent leurs vêtements entre les membres de leur famille. Il est permis, dans ce dernier moment, d’exprimer tout haut sa douleur : chaque combattant est entouré de ses parents qui lui prodiguent des caresses, le pressent dans leurs bras, l’appellent par les plus doux noms qui soient entre les hommes. Avant de se quitter, peut-être pour jamais, on se pardonne les torts qu’on a pu avoir réciproquement. Ceux qui restent prient les manitous d’abréger la longueur de l’absence, ceux qui partent invitent la rosée à descendre sur la hutte natale ; ils n’oublient pas même dans leurs souhaits de bonheur les animaux domestiques hôtes du foyer paternel. Les canots sont lancés sur le fleuve ; on s’y embarque, et la flotte s’éloigne. Les femmes, demeurées au rivage, font de loin les derniers signes de l’amitié à leurs époux, à leurs pères et à leurs fils.

Pour se rendre au pays ennemi, on ne suit pas toujours la route directe ; on prend quelquefois le chemin le plus long, comme le plus sûr. La marche est réglée par le jongleur, d’après les bons ou les mauvais présages : s’il a observé un chat-huant, on s’arrête. La flotte entre dans une crique ; on descend à terre, on dresse une palissade ;