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des capitaines non reconnus par le gros de l’armée : ce sont des partisans que suivent les aventuriers.

Le recensement ou le dénombrement de l’armée s’opère : chaque guerrier donne au chef, en passant devant lui, un petit morceau de bois marqué d’un sceau particulier. Jusqu’au moment de la remise de leur symbole, les guerriers se peuvent retirer de l’expédition ; mais, après cet engagement, quiconque recule est déclaré infâme.

Bientôt arrive le prêtre suprême, suivi du collège des jongleurs ou médecins. Ils apportent des corbeilles de jonc en forme d’entonnoir, des sacs de peau remplis de racines et de plantes. Les guerriers s’asseyent à terre, les jambes croisées, formant un cercle ; les prêtres se tiennent debout au milieu.

Le grand jongleur appelle les combattants par leurs noms : le guerrier appelé se lève et donne son manitou au jongleur, qui le met dans une des corbeilles de jonc, en chantant ces mots algonquins : Ajouhoyah-alluya !

Les manitous varient à l’infini, parce qu’ils représentent les caprices et les songes des sauvages : ce sont des peaux de souris rembourrées avec du foin ou du coton, de petits cailloux blancs, des oiseaux empaillés, des dents de quadrupèdes ou de poissons, des morceaux d’étoffe rouge, des branches d’arbre, des verroteries, ou quelques parures européennes, enfin toutes les formes que les bons génies sont censés avoir prises pour se manifester aux possesseurs de ces manitous : heureux du moins de se rassurer à si peu de frais, et de se croire sous un fétu à l’abri des coups de la fortune ! Sous le régime féodal on prenait acte d’un droit acquis par le don d’une baguette, d’une paille, d’un anneau, d’un couteau, etc.

Les manitous, distribués en trois corbeilles, sont confiés à la garde du chef de guerre et des chefs de tribu.

De la collection des manitous, on passe à la bénédiction des plantes médicinales et des instruments de la chirurgie. Le grand jongleur les tire tour à tour du fond d’un sac de cuir ou de poil de buflle ; il les dépose à terre, danse alentour avec les autres jongleurs, se frappe les cuisses, se démonte le visage, hurle et prononce des mots inconnus. Il finit par déclarer qu’il a communiqué aux simples une vertu surnaturelle, et qu’il a la puissance de rendre à la vie les guerriers expirés. Il s’ouvre les lèvres avec les dents, applique une poudre sur la blessure dont il a sucé le sang avec adresse, et paroît subitement guéri. Quelquefois on lui présente un chien réputé mort ; mais, à l’application d’un instrument, le chien se relève sur ses pattes, et l’on crie au miracle. Ce sont pourtant des hommes intrépides qui se laissent