Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 6.djvu/144

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les coups en craie rouge : les sauvages se pressent en foule autour des joueurs ; tous les yeux sont attachés sur le plat et sur les osselets ; chacun offre des vœux et fait des promesses aux bons génies. Quelquefois les valeurs engagées sur le coup de dés sont immenses pour des Indiens ; les uns y ont mis leur cabane ; les autres se sont dépouillés de leurs vêtements, et les jouent contre les vêtements des parieurs du parti opposé ; d’autres, enfin, qui ont déjà perdu tout ce qu’ils possèdent, proposent contre un foible enjeu leur liberté ; ils offrent de servir pendant un certain nombre de mois ou d’années celui qui gagneroit le coup contre eux.

Les joueurs se préparent à leur ruine par des observances religieuses : ils jeûnent, ils veillent, ils prient ; les garçons s’éloignent de leurs maîtresses, les hommes mariés de leurs femmes ; les songes sont observés avec soin. Les intéressés se munissent d’un sachet où ils mettent toutes les choses auxquelles ils ont rêvé, de petits morceaux de bois, des feuilles d’arbres, des dents de poissons, et cent autres manitous supposés propices. L’anxiété est peinte sur les visages pendant la partie ; l’assemblée ne seroit pas plus émue s’il s’agissoit du sort de la nation. On se presse autour du marqueur ; on cherche à le toucher, à se mettre sous son influence ; c’est une véritable frénésie ; chaque coup est précédé d’un profond silence et suivi d’une vive acclamation. Les applaudissements de ceux qui gagnent, les imprécations de ceux qui perdent, sont prodigués aux marqueurs, et des hommes ordinairement chastes et modérés dans leurs propos vomissent des outrages d’une grossièreté et d’une atrocité incroyables.

Quand le coup doit être décisif, il est souvent arrêté avant d’être joué : des parieurs de l’un ou l’autre parti déclarent que le moment est fatal, qu’il ne faut pas encore faire sauter les osselets. Un joueur, apostrophant ces osselets, leur reproche leur méchanceté et les menace de les brûler : un autre ne veut pas que l’affaire soit décidée avant qu’il ait jeté un morceau de petun dans le fleuve ; plusieurs demandent à grands cris le saut des osselets ; mais il suffit qu’une seule voix s’y oppose pour que le coup soit de droit suspendu. Lorsqu’on se croit au moment d’en finir, un assistant s’écrie : « Arrêtez ! arrêtez ! ce sont les meubles de ma cabane qui me portent malheur ! » Il court à sa cabane, brise et jette tous les meubles à la porte, et revient en disant : « Jouez ! jouez ! »

Souvent un parieur se figure que tel homme lui porte malheur ; il faut que cet homme s’éloigne du jeu s’il n’y est pas mêlé, ou que l’on trouve un autre homme dont le manitou, au jugement du parieur, puisse vaincre celui de l’homme qui porte malheur. Il est arrivé que