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nombre de pieds il n’a plus d’inondation à craindre, parce que l’eau passeroit alors par-dessus la digue. En conséquence une chambre qui surmonte cette digue lui fournit une retraite dans les grandes crues ; quelquefois il pratique une écluse de sûreté dans la chaussée, écluse qu’il ouvre et ferme à son gré.

La manière dont les castors abattent les arbres est très-curieuse : ils les choisissent toujours au bord d’une rivière. Un nombre de travailleurs proportionné à l’importance de la besogne ronge incessamment les racines : on n’incise point l’arbre du côté de la terre, mais du côté de l’eau, pour qu’il tombe sur le courant. Un castor, placé à quelque distance, avertit les bûcherons par un sifflement quand il voit pencher la cime de l’arbre attaqué, afin qu’ils se mettent à l’abri de la chute. Les ouvriers trament le tronc abattu à l’aide du flottage jusqu’à leurs villes, comme les Égyptiens, pour embellir leurs métropoles, faisoient descendre sur le Nil les obélisques taillés dans les carrières d’Éléphantine.

Les palais de la Venise de la solitude, construits dans le lac artificiel, ont deux, trois, quatre et cinq étages, selon la profondeur du lac. L’édifice, bâti sur pilotis, sort des deux tiers de sa hauteur hors de l’eau : les pilotis sont au nombre de six ; ils supportent le premier plancher, fait de brins de bouleau croisés. Sur ce plancher s’élève le vestibule du monument : les murs de ce vestibule se courbent et s’arrondissent en voûte recouverte d’une glaise polie comme un stuc. Dans le plancher du portique est ménagée une trappe par laquelle les castors descendent au bain ou vont chercher les branches de tremble pour leur nourriture : ces branches sont entassées sous l’eau dans un magasin commun, entre les pilotis des diverses habitations. Le premier étage du palais est surmonté de trois autres, construits de la même manière, mais divisés en autant d’appartements qu’il y a de castors. Ceux-ci sont ordinairement au nombre de dix ou douze, partagés en trois familles : ces familles s’assemblent dans le vestibule déjà décrit et y prennent leur repas en commun : la plus grande propreté règne de toutes parts. Outre le passage du bain, il y a des issues pour les divers besoins des habitants ; chaque chambre est tapissée de jeunes branches de sapin, et l’on n’y souffre pas la plus petite ordure. Lorsque les propriétaires vont à leur maison des champs, bâtie au bord du lac et construite comme celle de la ville, personne ne prend leur place, leur appartement demeure vide jusqu’à leur retour. À la fonte des neiges, les citoyens se retirent dans les bois.

Comme il y a une écluse pour le trop-plein des eaux, il y a une route secrète pour l’évacuation de la cité : dans les châteaux gothi-