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un enfant peut aisément les devancer en marchant d’un pas ordinaire. Pour éviter leurs embûches, on met le feu aux herbes et aux roseaux : c’est alors un spectacle curieux que de voir de grands espaces d’eau surmontés d’une chevelure de flamme.

Lorsque le crocodile de ces régions a pris toute sa croissance, il mesure environ vingt à vingt-quatre pieds de la tête à la queue. Son corps est gros comme celui d’un cheval : ce reptile auroit exactement la forme du lézard commun si sa queue n’étoit comprimée des deux côtés comme celle d’un poisson. Il est couvert d’écailles à l’épreuve de la balle, excepté auprès de la tête et entre les pattes. Sa tête a environ trois pieds de long ; les naseaux sont larges ; la mâchoire supérieure de l’animal est la seule qui soit mobile ; elle s’ouvre à angle droit sur la mâchoire inférieure : au-dessous de la première sont placées deux grosses dents comme les défenses d’un sanglier, ce qui donne au monstre un air terrible.

La femelle du caïman pond à terre des œufs blanchâtres, qu’elle recouvre d’herbes et de vase. Ces œufs, quelquefois au nombre de cent, forment avec le limon dont ils sont recouverts de petites meules de quatre pieds de haut et de cinq pieds de diamètre à leur base : le soleil et la fermentation de l’argile font éclore ces œufs. Une femelle ne distingue point ses propres œufs des œufs d’une autre femelle ; elle prend sous sa garde toutes les couvées du soleil. N’est-il pas singulier de trouver chez des crocodiles les enfants communs de la république de Platon ?

La chaleur étoit accablante ; nous naviguions au milieu des marais ; nos canots prenoient l’eau : le soleil avait fait fondre la poix du bordage. Il nous venoit souvent des bouffées brûlantes du nord ; nos coureurs de bois prédisoient un orage, parce que le rat des savanes montoit et descendoit incessamment le long des branches du chêne vert ; les maringouins nous tourmentoient affreusement. On apercevoit des feux errants sur les lieux bas.

Nous avons passé la nuit fort mal à l’aise, sans ajoupa, sur une presqu’île formée par des marais ; la lune et tous les objets étoient noyés dans un brouillard rouge. Ce matin la brise a manqué, et nous nous sommes rembarques pour tâcher de gagner un village indien à quelques milles de distance ; mais il nous a été impossible de remonter longtemps la rivière, et nous avons été obligés de débarquer sur la pointe d’un cap couvert d’arbres, d’où nous commandons une vue immense. Des nuages sortent tour à tour de dessous l’horizon du nord-ouest, et montent lentement dans le ciel. Nous nous faisons, du mieux que nous pouvons, un abri avec des branches.