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bruit des sphères que ta main fait rouler, du mugissement de l’abîme dont tu as scellé les portes.

À notre retour dans l’île, j’ai fait un repas excellent ; des truites fraîches, assaisonnées avec des cimes de canneberge étoient un mets digne de la table d’un roi : aussi étois-je bien plus qu’un roi. Si le sort m’avoit placé sur le trône, et qu’une révolution m’en eût précipité, au lieu de traîner ma misère dans l’Europe comme Charles et Jacques, j’aurois dit aux amateurs : « Ma place vous fait envie, eh bien ! essayez du métier, vous verrez qu’il n’est pas si bon. Égorgez-vous pour mon vieux manteau ; je vais jouir dans les forêts de l’Amérique de la liberté que vous m’avez rendue. »

Nous avions un voisin à notre souper : un trou semblable à la tanière d’un blaireau étoit la demeure d’une tortue : la solitaire sortit de sa grotte, et se mit à marcher gravement au bord de l’eau. Ces tortues diffèrent peu des tortues de mer ; elles ont le cou plus long. On ne tua point la paisible reine de l’île.

Après le souper, je me suis assis à l’écart sur la rive ; on n’entendoit que le bruit du flux et du reflux du lac, prolongé le long des grèves ; des mouches luisantes brilloient dans l’ombre et s’éclipsoient lorsqu’elles passoient sous les rayons de la lune. Je suis tombé dans cette espèce de rêverie connue de tous les voyageurs : nul souvenir distinct de moi ne me restoit ; je me sentois vivre comme partie du grand tout et végéter avec les arbres et les fleurs. C’est peut-être la disposition la plus douce pour l’homme, car, alors même qu’il est heureux, il y a dans ses plaisirs un certain fonds d’amertume, un je ne sais quoi qu’on pourroit appeler la tristesse du bonheur. La rêverie du voyageur est une sorte de plénitude de cœur et de vide de tête qui vous laisse jouir en repos de votre existence : c’est par la pensée que nous troublons la félicité que Dieu nous donne : l’âme est paisible, l’esprit est inquiet.

Les sauvages de la Floride racontent qu’il y a au milieu d’un lac une île où vivent les plus belles femmes du monde. Les Muscogulges ont voulu plusieurs fois tenter la conquête de l’île magique ; mais les retraites élyséennes fuyant devant leurs canots finissoient par disparoître : naturelle image du temps que nous perdons à la poursuite de nos chimères. Dans ce pays étoit aussi une fontaine de Jouvence : qui voudroit rajeunir ?

Le lendemain, avant le lever du soleil, nous avons quitté l’île, traversé le lac et rentré dans la rivière par laquelle nous y étions descendus. Cette rivière étoit remplie de caïmans. Ces animaux ne sont dangereux que dans l’eau, surtout au moment d’un débarquement. À terre,