Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/464

Cette page n’a pas encore été corrigée

Grèce. Les aveugles conquérants de cette époque sentaient intérieurement qu’ils n’étaient rien en eux-mêmes, qu’ils n’étaient que des instruments d’un conseil éternel. De là les noms qu’ils se donnaient de Fléau de Dieu, de Ravageur de l’espèce humaine ; de là cette fureur de détruire dont ils se sentaient tourmentés, cette soif du sang qu’ils ne pouvaient éteindre ; de là cette combinaison de toutes choses pour leurs succès, bassesse des hommes, absence de courage, de vertus, de talents, de génie : car rien ne devait mettre d’obstacles à l’accomplissement des arrêts du ciel. La flotte de Genseric était prête ; ses soldats étaient embarqués : où allait-il ? Il ne le savait pas lui-même. " Prince, lui dit le pilote, quels peuples allez-vous attaquer ? — Ceux-là, répond le barbare, que Dieu regarde à présent dans sa colère. "

Genseric mourut trente-neuf ans après avoir pris Carthage. C’était la seule ville d’Afrique dont il n’eût pas détruit les murs. Il eut pour successeur Honoric, l’un de ses fils.

Après un règne de huit ans, Honoric fut remplacé sur le trône par son cousin Gondamond : celui-ci porta le sceptre treize années, et laissa la couronne à Transamond son frère.

Le règne de Transamond fut en tout de vingt-sept années. Ilderic, fils d’Honoric et petit-fils de Genseric, hérita du royaume de Carthage. Gélimer, parent d’Ilderic, conspira contre lui et le fit jeter dans un cachot. L’empereur Justinien prit la défense du monarque détrôné, et Bélisaire passa en Afrique, Gélimer ne fit presque point de résistance. Le général romain entra victorieux dans Carthage. Il se rendit au palais, où, par un jeu de la fortune, il mangea des viandes mêmes qui avaient été préparées pour Gélimer, et fut servi par les officiers de ce prince. Rien n’était changé à la cour, hors le maître ; et c’est peu de chose quand il a cessé d’être heureux.

Bélisaire au reste était digne de ses succès. C’était un de ces hommes qui paraissent de loin à loin dans les jours du vice, pour interrompre le droit de prescription contre la vertu. Malheureusement ces nobles âmes qui brillent au milieu de la bassesse ne produisent aucune révolution. Elles ne sont point liées aux affaires humaines de leur temps ; étrangères et isolées dans le présent, elles ne peuvent avoir aucune influence sur l’avenir. Le monde roule sur elles sans les entraîner, mais aussi elles ne peuvent arrêter le monde. Pour que les âmes d’une haute nature soient utiles à la société, il faut qu’elles naissent chez un peuple qui conserve le goût de l’ordre, de la religion et des mœurs, et dont le génie et le caractère soient en rapport avec sa position morale et politique. Dans le siècle de Bélisaire, les événements étaient grands et les hommes petits. C’est pourquoi les annales de ce siècle, bien que