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atra. Nous entendîmes ensuite un bruit affreux. Un ouragan fondit sur le navire, et le fit pirouetter comme une plume sur un bassin d’eau. Dans un instant la mer fut bouleversée de telle sorte que sa surface n’offrait qu’une nappe d’écume. Le vaisseau, qui n’obéissait plus au gouvernail, était comme un point ténébreux au milieu de cette terrible blancheur ; le tourbillon semblait nous soulever et nous arracher des flots ; nous tournions en tous sens, plongeant tour à tour la poupe et la proue dans les vagues. Le retour de la lumière nous montra notre danger. Nous touchions presque à l’île de Lampedouse. Le même coup de vent fit périr, sur l’île de Malte, deux vaisseaux de guerre anglais, dont les gazettes du temps ont parlé. M. Dinelli regardant le naufrage comme inévitable, j’écrivis un billet ainsi conçu : " F. A. de Chateaubriand, naufragé sur l’île de Lampedouse, le 28 décembre 1806, en revenant de la Terre Sainte. " J’enfermai ce billet dans une bouteille vide, avec le dessein de la jeter à la mer au dernier moment.

La Providence nous sauva. Un léger changement dans le vent nous fit tomber au midi de Lampedouse, et nous nous trouvâmes dans une mer libre. Le vent remontant toujours au nord, nous hasardâmes de mettre une voile, et nous courûmes sur la petite syrte. Le fond de cette syrte va toujours s’élevant jusqu’au rivage, de sorte qu’en marchant la sonde à la main on vient mouiller à telle brasse que l’on veut. Le peu de profondeur de l’eau y rend la mer calme au milieu des plus grands vents, et cette plage, si dangereuse pour les barques des anciens, est une espèce de port en pleine mer pour les vaisseaux modernes.

Nous jetâmes l’ancre devant les îles Kerkeni, tout auprès de la ligne des pêcheries. J’étais si las de cette longue traversée, que j’aurais bien voulu débarquer à Sfax, et me rendre de là à Tunis par terre ; mais le capitaine n’osa chercher le port de Sfax, dont l’entrée est en effet dangereuse. Nous restâmes huit jours à l’ancre dans la petite syrte, où je vis commencer l’année 1807. Sous combien d’astres et dans combien de fortunes diverses j’avais déjà vu se renouveler pour moi les années, qui passent si vite ou qui sont si longues ! Qu’ils étaient loin de moi, ces temps de mon enfance où je recevais avec un cœur palpitant de joie la bénédiction et les présents paternels ! Comme ce premier jour de l’année était attendu ! Et maintenant, sur un vaisseau étranger, au milieu de la mer, à la vue d’une terre barbare, ce premier jour s’envolait pour moi sans témoins, sans plaisirs, sans les embrassements de la famille, sans ces tendres souhaits de bonheur qu’une mère forme pour son fils avec tant de sincérité ! Ce jour, né du sein des