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bonheur, et que ma fortune passerait en fraude, cachée parmi leurs misères.

Nous levâmes l’ancre à deux heures. Un pilote nous mit hors du port. Le vent était faible et de la partie du midi. Nous restâmes trois jours à la vue de la colonne de Pompée, que nous découvrions à l’horizon. Le soir du troisième jour nous entendîmes le coup de canon de retraite du port d’Alexandrie. Ce fut comme le signal de notre départ définitif, car le vent du nord se leva, et nous fîmes voile à l’occident.

Nous essayâmes d’abord de traverser le grand canal de Libye, mais le vent du nord, qui déjà n’était pas très favorable, passa au nord-ouest le 29 novembre, et nous fûmes obligés de courir des bordées entre la Crète et la côte d’Afrique.

Le 1er décembre, le vent, se fixant à l’ouest, nous barra absolument le chemin. Peu à peu il descendit au sud-ouest, et se changea en une tempête, qui ne cessa qu’à notre arrivée à Tunis. Notre navigation ne fut plus qu’une espèce de continuel naufrage de quarante-deux jours ; ce qui est un peu long. Le 3 nous amenâmes toutes les voiles, et nous commençâmes à fuir devant la lame. Nous fûmes portés ainsi, avec une extrême violence, jusque sur les côtes de la Caramanie. Là pendant quatre jours entiers je vis à loisir les tristes et haute sommets du Cragus enveloppés de nuages. Nous battions la mer çà et là, tâchant à la moindre variation du vent de nous éloigner de la terre. Nous eûmes un moment la pensée d’entrer au port de Château-Rouge ; mais le capitaine, qui était d’une timidité extrême, n’osa risquer le mouillage. La nuit du 8 fut très pénible. Une rafale subite du midi nous chassa vers l’île de Rhodes ; la lame était si courte et si mauvaise, qu’elle fatiguait singulièrement le vaisseau. Nous découvrîmes une petite felouque grecque à demi submergée, et à laquelle nous ne pûmes donner aucun secours. Elle passa à une encablure de notre poupe. Les quatre hommes qui la conduisaient étaient à genoux sur le pont ; ils avaient suspendu un fanal à leur mât, et ils poussaient des cris que nous apportaient les vents. Le lendemain matin nous ne revîmes plus cette felouque.

Le vent ayant sauté au nord, nous mîmes la misaine dehors, et nous tâchâmes de nous soutenir sur la côte méridionale de l’île de Rhodes. Nous avançâmes jusqu’à l’île de Scarpanto. Le 10 le vent retomba à l’ouest, et nous perdîmes tout espoir de continuer notre route. Je désirais que le capitaine renonçât à passer le canal de Libye, et qu’il se jetât dans l’Archipel, où nous avions l’espoir de trouver d’autres vents ; mais il craignait de s’aventurer au milieu des îles. Il y avait déjà