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vieille terre est plus complet touchant l’antiquité que les autres livres du même ouvrage. Je me bornerai donc à suivre, sans m’arrêter, les simples dates de mon journal.

M. Drovetti me donna un logement dans la maison du consulat, bâtie presque au bord de la mer, sur le port marchand. Puisque j’étais en Égypte, je ne pouvais pas en sortir sans avoir au moins vu le Nil et les Pyramides. Je priai M. Drovetti de me noliser un bâtiment autrichien pour Tunis, tandis que j’irais contempler le prodige d’un tombeau. Je trouvai à Alexandrie deux Français très distingués, attachés à la légation de M. de Lesseps, qui devait, je crois, prendre alors le consulat général de l’Égypte, et qui, si je ne me trompe, est resté depuis à Livourne : leur intention étant aussi d’aller au Caire, nous arrêtâmes une gerbe, où nous embarquâmes le 23 pour Rosette. M. Drovetti garda Julien, qui avait la fièvre, et me donna un janissaire : je renvoyai Jean à Constantinople, sur un vaisseau grec qui se préparait à faire voile.

Nous partîmes le soir d’Alexandrie, et nous arrivâmes dans la nuit au Bogâz de Rosette. Nous traversâmes la barre sans accident. Au lever du jour, nous nous trouvâmes à l’entrée du fleuve : nous abordâmes le cap, à notre droite. Le Nil était dans toute sa beauté ; il coulait à plein bord, sans couvrir ses rives ; il laissait voir le long de son cours des plaines verdoyantes de riz, plantées de palmiers isolés, qui représentaient des colonnes et des portiques. Nous nous rembarquâmes et nous touchâmes bientôt à Rosette. Ce fut alors que j’eus une première vue de ce magnifique Delta, où il ne manque qu’un gouvernement libre et un peuple heureux. Mais il n’est point de beau pays sans l’indépendance : le ciel le plus serein est odieux si l’on est enchaîné sur la terre. Je ne trouvais dignes de ces plaines magnifiques que les souvenirs de la gloire de ma patrie : je voyais les restes des monuments 6. d’une civilisation nouvelle, apportée par le génie de la France sur les bords du Nil ; je songeais en même temps que les lances de nos chevaliers et les baïonnettes de nos soldats avaient renvoyé deux fois la lumière d’un si brillant soleil ; avec cette différence que les chevaliers, malheureux à la journée de Massoure, furent venges par les soldats à la bataille des Pyramides. Au reste, quoique je fusse charmé de rencontrer une grande rivière et une fraîche verdure, je ne fus pas très étonné, car c’étaient absolument là mes fleuves de la Louisiane et mes savanes américaines : j’aurais désiré retrouver aussi les forêts où je plaçai les premières illusions de ma vie.