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une eau pâle et tranquille. Le capitaine vint me frapper sur l’épaule, et me dit en langue franque : " Nilo ! " Bientôt après nous entrâmes et nous courûmes dans ces eaux fameuses, dont je voulus boire, et que je trouvai salées. Des palmiers et un minaret nous annoncèrent l’emplacement de Rosette ; mais le plan même de la terre était toujours invisible. Ces plages ressemblaient aux lagunes des Florides : l’aspect en était tout différent de celui des côtes de la Grèce et de la Syrie, et rappelait l’effet d’un horizon sous les tropiques.

A dix heures nous découvrîmes enfin, au-dessous de la cime des palmiers, une ligne de sable qui se prolongeait à l’ouest jusqu’au promontoire d’Aboukir, devant lequel il nous fallait passer pour arriver à Alexandrie. Nous nous trouvions alors en face même de l’embouchure du Nil, à Rosette, et nous allions traverser le Bogâz. L’eau du fleuve était dans cet endroit d’un rouge tirant sur le violet, de la couleur d’une bruyère en automne ; le Nil, dont la crue était finie, commençait à baisser depuis quelque temps. Une vingtaine de gerbes ou bateaux d’Alexandrie se tenaient à l’ancre dans le Bogâz, attendant un vent favorable pour franchir la barre et remonter à Rosette.

En cinglant toujours à l’ouest, nous parvînmes à l’extrémité du dégorgement de cette immense écluse. La ligne des eaux du fleuve et celle des eaux de la mer ne se confondaient point ; elles étaient distinctes, séparées ; elles écumaient en se rencontrant et semblaient se servir mutuellement de rivages 5. .

A cinq heures du soir, la côte, que nous avions toujours à notre gauche, changea d’aspect. Les palmiers paraissaient alignés sur la rive comme ces avenues dont les châteaux de France sont décorés : la nature se plaît ainsi à rapporter les idées de la civilisation dans le pays où cette civilisation prit naissance et où règnent aujourd’hui l’ignorance et la barbarie. Après avoir doublé la pointe d’Aboukir, nous fûmes peu à peu abandonnés du vent, et nous ne pûmes entrer que de nuit dans le port d’Alexandrie. Il était onze heures du soir quand nous jetâmes l’ancre dans le port marchand, au milieu des vaisseaux mouillés devant la ville. Je ne voulus point descendre à terre, et j’attendis le jour sur le pont de notre saïque.

J’eus tout le temps de me livrer à mes réflexions. J’entrevoyais à ma droite des vaisseaux et le château qui remplace la tour du Phare ; à ma gauche, l’horizon me semblait borné par des collines, des ruines et des obélisques, que je distinguais à peine au travers des ombres ; devant moi s’étendait une ligne noire de murailles et de maisons confuses :