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des grenades excellentes, du vin de Chypre, du café de la meilleure qualité, nous tenaient dans l’abondance et dans la joie. L’excès de ma prospérité aurait dû me causer des alarmes ; mais quand j’aurais eu l’anneau de Polycrate, je me serais bien gardé de le jeter dans la mer, à cause du maudit esturgeon.

Il y a dans la vie du marin quelque chose d’aventureux qui nous plaît et qui nous attache. Ce passage continuel du calme à l’orage, ce changement rapide des terres et des cieux, tiennent éveillée l’imagination du navigateur. Il est lui-même, dans ses destinées, l’image de l’homme ici-bas : toujours se promettant de rester au port, et toujours déployant ses voiles ; cherchant des îles enchantées où il n’arrive presque jamais, et dans lesquelles il s’ennuie s’il y touche ; ne parlant que de repos, et n’aimant que les tempêtes ; périssant au milieu d’un naufrage, ou mourant vieux nocher sur la rive, inconnu des jeunes navigateurs dont il regrette de ne pouvoir suivre le vaisseau.

Nous traversâmes le 17 et le 18 le golfe de Damiette : cette ville remplace à peu près l’ancienne Peluse. Quand un pays offre de grands et de nombreux souvenirs, la mémoire, pour se débarrasser des tableaux qui l’accablent, s’attache à un seul événement ; c’est ce qui m’arriva en passant le golfe de Peluse : je commençai par remonter en pensée jusqu’aux premiers Pharaons, et je finis par ne pouvoir plus songer qu’à la mort de Pompée ; c’est selon moi le plus beau morceau de Plutarque et d’Amyot son traducteur 4. .

Le 19 à midi, après avoir été deux jours sans voir la terre, nous aperçûmes un promontoire assez élevé, appelé le cap Brûlos, et formant la pointe la plus septentrionale du Delta. J’ai déjà remarqué, au sujet du Granique, que l’illusion des noms est une chose prodigieuse : le cap Brûlos ne me présentait qu’un petit monceau de sable ; mais c’était l’extrémité de ce quatrième continent, le seul qui me restât à connaître ; c’était un coin de cette Égypte, berceau des sciences, mère des religions et des lois : je n’en pouvais détacher les yeux.

Le soir même, nous eûmes, comme disent les marins, connaissance de quelques palmiers qui se montraient dans le sud-ouest, et qui paraissaient sortir de la mer ; on ne voyait point le sol qui les portait. Au sud, on remarquait une masse noirâtre et confuse, accompagnée de quelques arbres isolés : c’étaient les ruines d’un village, triste enseigne des destinées de l’Égypte.

Le 20, à cinq heures du matin, j’aperçus sur la surface verte et ridée de la mer une barre d’écume, et de l’autre côté de cette barre