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de bourses la permission de vendre au taux qu’ils voudront. Les marchands cherchent à retrouver l’argent qu’ils ont donné au pacha ils portent les denrées à un prix extraordinaire, et le peuple, mourant de faim une seconde fois, est obligé pour vivre de se dépouiller de son dernier vêtement.

J’ai vu ce même Abdallah commettre une vexation plus ingénieuse encore. J’ai dit qu’il avait envoyé sa cavalerie piller des Arabes cultivateurs, de l’autre côté du Jourdain. Ces bonnes gens, qui avaient payé le miri, et qui ne se croyaient point en guerre, furent surpris au milieu de leurs tentes et de leurs troupeaux. On leur vola deux mille deux cents chèvres et moutons, quatre-vingt-quatorze veaux, mille ânes et six juments de première race : les chameaux seuls échappèrent 9.  ; un chéik les appela de loin, et ils le suivirent : ces fidèles enfants du désert allèrent porter leur lait à leurs maîtres dans la montagne, comme s’ils avaient deviné que ces maîtres n’avaient plus d’autre nourriture.

Un Européen ne pourrait guère imaginer ce que le pacha fit de ce butin. Il mit à chaque animal un prix excédant deux fois sa valeur. Il estima chaque chèvre et chaque mouton à vingt piastres, chaque veau à quatre-vingts. On envoya les bêtes ainsi taxées aux bouchers, aux différents particuliers de Jérusalem et aux chefs des villages voisins : il fallait les prendre et les payer, sous peine de mort. J’avoue que, si je n’avais pas vu de mes yeux cette double iniquité, elle me paraîtrait tout à fait incroyable. Quant aux ânes et aux chevaux, ils demeurèrent aux cavaliers, car, par une singulière convention entre ces voleurs, les animaux à pied fourchu appartiennent au pacha dans les épaves, et toutes les autres bêtes sont le partage des soldats.

Après avoir épuisé Jérusalem, le pacha se retire. Mais, afin de ne pas payer les gardes de la ville, et pour augmenter l’escorte de la caravane de La Mecque, il emmène avec lui les soldats. Le gouverneur reste seul avec une douzaine de sbires, qui ne peuvent suffire à la police intérieure, encore moins à celle du pays. L’année qui précéda celle de mon voyage, il fut obligé de se cacher lui-même dans sa maison pour échapper à des bandes de voleurs qui passaient pardessus les murs de Jérusalem, et qui furent au moment de piller la ville.

A peine le pacha a-t-il disparu, qu’un autre mal, suite de son oppression, commence. Les villages dévastés se soulèvent ; ils s’attaquent les uns les autres pour exercer des vengeances héréditaires.