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que je voulais revoir le fleuve en face de l’endroit où nous nous trouvions. On se conforma à regret à ma déclaration, et nous revînmes au Jourdain, qu’un détour avait éloigné de nous sur la droite. Je lui trouvai la même largeur et la même profondeur qu’à une lieue plus bas, c’est-à-dire six à sept pieds de profondeur sous la rive et à peu près cinquante pas de largeur.

Les guides m’importunaient pour partir : Ali-Aga même murmurait. Après avoir achevé de prendre les notes qui me parurent les plus importantes, je cédai au désir de la caravane ; je saluai pour la dernière fois le Jourdain ; je pris une bouteille de son eau et quelques roseaux de sa rive. Nous commençâmes à nous éloigner pour gagner le village de Rihha 30. , l’ancienne Jéricho, sous la montagne de Judée. A peine avions-nous fait un quart de lieue dans la vallée, que nous aperçûmes sur le sable des traces nombreuses de pas d’hommes et de chevaux. Ali proposa de serrer notre troupe afin d’empêcher les Arabes de nous compter. " S’ils peuvent nous prendre, dit-il, à notre ordre et à nos vêtements, pour des soldats chrétiens, ils n’oseront pas nous attaquer. " Quel éloge de la bravoure de nos armées !

Nos soupçons étaient fondés. Nous découvrîmes bientôt derrière nous, au bord du Jourdain, une troupe d’une trentaine d’Arabes qui nous observaient. Nous fîmes marcher en avant notre infanterie, c’est-à-dire nos six Bethléémites, et nous couvrîmes leur retraite avec notre cavalerie ; nous mîmes nos bagages au milieu ; malheureusement l’âne qui les portait était rétif et n’avançait qu’à force de coups. Le cheval du drogman ayant mis le pied dans un guêpier, les guêpes se jetèrent sur lui, et le pauvre Michel, emporté par sa monture, jetait des cris pitoyables ; Jean, tout Grec qu’il était, faisait bonne contenance ; Ali était brave comme un janissaire de Mahomet II. Quant à Julien, il n’était jamais étonné ; le monde avait passé sous ses yeux sans qu’il l’eût regardé ; il se croyait toujours dans la rue Saint-Honoré, et me disait du plus grand sang-froid du monde, en menant son cheval au petit pas : " Monsieur, est-ce qu’il n’y a pas de police dans ce pays-ci pour réprimer ces gens-là ? "

Après nous avoir regardés longtemps, les Arabes firent quelques mouvements vers nous, puis, à notre grand étonnement, ils rentrèrent dans les buissons qui bordent le fleuve. Ali avait raison : ils nous prirent sans doute pour des soldats chrétiens. Nous arrivâmes sans accident à Jéricho.