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et rendre visite à l’aga, qui m’avait envoyé complimenter ; le président me détourna de ce dessein :

" Vous ne connaissez pas ces gens-ci, me dit-il ; ce que vous prenez pour une politesse est un espionnage. On n’est venu vous saluer que pour savoir qui vous êtes, si vous êtes riche, si on peut vous dépouiller. Voulez-vous voir l’aga, il faudra d’abord lui porter des présents : il ne manquera pas de vous donner malgré vous une escorte pour Jérusalem ; l’aga de Rama augmentera cette escorte ; les Arabes, persuadés qu’un riche Franc va en pèlerinage au Saint-Sépulcre, augmenteront les droits de Caffaro ou vous attaqueront. A la porte de Jérusalem, vous trouverez le camp du pacha de Damas, qui est venu lever les contributions, avant de conduire la caravane à La Mecque : votre appareil donnera de l’ombrage à ce pacha et vous exposera à des avanies. Arrivé à Jérusalem, on vous demandera trois ou quatre mille piastres pour l’escorte. Le peuple, instruit de votre arrivée, vous assiégera de telle manière, qu’eussiez-vous des millions, vous ne satisferiez pas son avidité. Les rues seront obstruées sur votre passage, et vous ne pourrez entrer aux saints lieux sans courir les risques d’être déchiré. Croyez-moi, demain nous nous déguiserons en pèlerins et nous irons ensemble à Rama ; là je recevrai la réponse de mes exprès ; si elle est favorable, vous partirez dans la nuit, vous arriverez sain et sauf, à peu de frais, à Jérusalem. "

Le père appuya son raisonnement de mille exemples, et en particulier de celui d’un évêque polonais, à qui un trop grand air de richesse pensa coûter la vie, il y a deux ans. Je ne rapporte ceci que pour montrer à quel degré la corruption, l’amour de l’or, l’anarchie et la barbarie sont poussés dans ce pays.

Je m’abandonnai donc à l’expérience de mes hôtes, et je me renfermai dans l’hospice, où je passai une agréable journée dans des entretiens paisibles. J’y reçus la visite de M. Contessini, qui aspirait au vice-consulat de Jaffa, et de MM. Damiens père et fils, Français d’origine, jadis établis auprès de Djezzar, à Saint-Jean-d’Acre. Ils me racontèrent des choses curieuses sur les derniers événements de la Syrie ; ils me parlèrent de la renommée que l’empereur et nos armes ont laissée au désert. Les hommes sont encore plus sensibles à la réputation de leur pays hors de leur pays que sous le toit paternel, et l’on a vu les émigrés français réclamer leur part des victoires qui semblaient les condamner à un exil éternel 13. .