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Sauveur ! Chaque flot qui poussait le vaisseau vers le saint rivage emportait une de nos peines.

Le 27 au matin, à la grande surprise du pilote, nous nous trouvâmes en pleine mer, et nous n’apercevions aucune terre. Le calme survint : la consternation était générale. Où étions-nous ? étions-nous en dehors ou en dedans de l’île de Chypre ? On passa toute la journée dans cette singulière contestation. Parler de faire le point ou de prendre hauteur eût été de l’hébreu pour nos marins. Quand la brise se leva vers le soir, ce fut un autre embarras. Quelle aire de vent devions-nous tenir ? Le pilote, qui se croyait entre la côte septentrionale de l’île de Chypre et le golfe de Satalie, voulait mettre le cap au midi pour reconnaître la première ; mais il fût résulté de là que si nous avions dépassé l’île, nous serions allés, par cette pointe du compas, droit en Égypte. Le capitaine prétendait qu’il fallait porter au nord, afin de retrouver la côte de la Caramanie : c’était retourner sur nos pas ; d’ailleurs le vent était contraire pour cette route. On me demanda mon avis, car dans les cas un peu difficiles les Grecs et les Turcs ont toujours recours aux Francs. Je conseillai de cingler à l’est, par une raison évidente : nous étions en dedans ou en dehors de l’île de Chypre : or, dans ces deux cas, en courant au levant nous faisions bonne route. De plus, si nous étions en dedans de l’île, nous ne pouvions manquer de voir la terre à droite ouà gauche en très peu de temps, soit au cap Anémur en Caramanie, ou au cap Cornachitti en Chypre. Nous en serions quittes pour doubler la pointe orientale de cette île et pour descendre ensuite le long de la côte de Syrie.

Cet avis parut le meilleur, et nous mîmes la proue à l’est. Le 28, à cinq heures du matin, à notre grande joie, nous eûmes connaissance du cap de Gatte, dans l’île de Chypre ; il nous restait au nord, à environ huit ou dix lieues. Ainsi, nous nous trouvions en dehors de l’île, et nous étions dans la vraie direction de Jaffa. Les courants nous avaient portés au large, vers le sud-ouest.

Le vent tomba à midi. Le calme continua le reste de la journée, et se prolongea jusqu’au 29. Nous reçûmes à bord trois nouveaux passagers, deux bergeronnettes et une hirondelle. Je ne sais ce qui avait pu engager les premières à quitter les troupeaux ; quant à la dernière, elle allait peut-être en Syrie, et elle venait peut-être de France. J’étais bien tenté de lui demander des nouvelles de ce toit paternel que j’avais quitté depuis si longtemps 5. . Je me rappelle que dans mon enfance je passais des heures entières à voir, avec je ne sais quel plaisir triste,