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Lorsque je parcourus la Grèce, elle étoit triste, mais paisible : le silence de la servitude régnoit sur ses monuments détruits ; la liberté n’avoit point encore fait entendre le cri de sa renaissance du fond du tombeau d’Harmodius et d’Aristogiton, et les hurlements des esclaves noirs de l’Abyssinie n’avoient point répondu à ce cri. Le jour je n’entendois, dans mes longues marches, que la longue chanson de mon pauvre guide ; la nuit je dormois tranquillement à l’abri de quelques lauriers-roses, au bord de l’Eurotas. Les ruines de Sparte se taisoient autour de moi ; la gloire même étoit muette : épuisé par les chaleurs de l’été, l’Eurotas versoit à peine un peu d’eau pure entre ses deux rivages, comme pour laisser plus d’espace au sang qui alloit bientôt remplir son lit. Modon, où je foulai pour la première fois la terre sacrée des Hellènes, n’étoit pas l’arsenal des hordes d’Ibrahim ; Navarin ne rappeloit que Nestor et Pylos ; Tripolizza, où je reçus les firmans pour passer l’isthme de Corinthe, n’étoit pas un amas de décombres noircis par les flammes, et dans lesquels tremble une garnison de bourreaux mahométans, disciplinée par des renégats chrétiens. Athènes étoit un joli village, qui mêloit les arbres verts de ses jardins aux colonnes du Parthénon. Les restes des sculptures de Phidias n’avoient point encore été entassés pour servir d’abri à un peuple redevenu digne de camper dans ces remparts immortels. Et où sont mes hôtes de Mégare ? Ont-ils été massacrés ? Des vaisseaux chrétiens ont-ils transporté leurs enfants aux marchés d’Alexandrie ? Des bâtiments de guerre construits à Marseille pour le pacha d’Égypte, contre les vrais principes de la neutralité[1], ont-ils escorté ces convois de chair humaine

  1. Il y a deux sortes de neutralité : l’une qui défend tout, l’autre qui permet tout.
    La neutralité qui défend tout peut avoir des inconvénients : elle peut en certains cas manquer de générosité, mais elle est strictement juste.
    La neutralité qui permet tout est une neutralité marchande, vénale, intéressée : quand les parties belligérantes sont inégales en puissance, cette neutralité, véritable dérision, est une hostilité pour la partie foible, comme elle est une connivence pour la partie forte. Mieux vaudroit se joindre franchement à l’oppresseur contre l’opprimé, car du moins on n’ajouteroit pas l’hypocrisie à l’injustice.
    Vous laissez le pacha d’Égypte bâtir des vaisseaux dans vos ports, vous lui fournissez tous les moyens qui sont en votre pouvoir pour achever ses expéditions, et vous dites que les Grecs peuvent en faire autant ! Le pacha d’Égypte peut vous payer les moyens de destruction qu’il vous achète : son fils ravage la Morée. Les Grecs ont-ils pour faire bâtir des vaisseaux l’or que les Arabes d’Ibrahim leur ont ravi ? Les enfants de ces Grecs ne sont-ils pas élevés dans vos cités par la piété publique à laquelle vous ne voulez prendre aucune part ? Cessez donc de nous dire que les Grecs peuvent aussi faire construire des vaisseaux dans vos ports ! Ne venez pas, en insultant la raison et l’humanité, appeler du nom de neutralité une alliance abominable !