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bénit le vaisseau, cérémonie qui se renouvelait à chaque orage. Les chants de l’Église grecque ont assez de douceur, mais peu de gravité. J’observai une chose singulière : un enfant commençait le verset d’un psaume dans un ton aigu, et le soutenait ainsi sur une seule note, tandis qu’un papa chantait le même verset sur un air différent et en canon, c’est-à-dire commençant la phrase lorsque l’enfant en avait déjà passé le milieu. Ils ont un admirable Kyrie eleison : ce n’est qu’une note tenue par différentes voix, les unes graves, les autres aiguës, exécutant, andante et mezza voce, l’octave, la quinte et la tierce. L’effet de ce Kyrie est surprenant pour la tristesse et la majesté : c’est sans doute un reste de l’ancien chant de la primitive Église. Je soupçonne l’autre psalmodie d’appartenir à ce chant moderne introduit dans le rite grec vers le IVe siècle, et dont saint Augustin avait bien raison de se plaindre.

Dès le lendemain de notre départ la fièvre me reprit avec assez de violence : je fus obligé de rester couché sur ma natte. Nous traversâmes rapidement la mer de Marmara (la Propontide). Nous passâmes devant la presqu’île de Cyzique et à l’embouchure d’Egos-Potamos. Nous rasâmes les promontoires de Sestos et d’Abydos : Alexandre et son armée, Xerxès et sa flotte, les Athéniens et les Spartiates, Héro et Léandre, ne purent vaincre le mal de tête qui m’accablait ; mais lorsque, le 21 septembre, à six heures du matin, on me vint dire que nous allions doubler le château des Dardanelles, la fièvre fut chassée par les souvenirs de Troie. Je me traînai sur le pont ; mes premiers regards tombèrent sur un haut promontoire couronné par neuf moulins : c’était le cap Sigée. Au pied du cap je distinguais deux tumulus, les tombeaux d’Achille et de Patrocle. L’embouchure du Simoïs était à la gauche du château neuf d’Asie ; plus loin, derrière nous, en remontant vers l’Hellespont, paraissaient le cap Rhétée et le tombeau d’Ajax. Dans l’enfoncement s’élevait la chaîne du mont Ida, dont les pentes, vues du point où j’étais, paraissaient douces et d’une couleur harmonieuse. Ténédos était devant la proue du vaisseau : est in conspectu Tenedos.

Je promenais mes yeux sur ce tableau, et les ramenais malgré moi à la tombe d’Achille. Je répétais ces vers du poète :

" L’armée des Grecs belliqueux élève sur le rivage un monument vaste et admiré ; monument que l’on aperçoit de loin en passant sur la mer, et qui attirera les regards des générations présentes et des races futures. "
Ἀμφ' αὐτοῖσι δ'ἔπειτα μέγαν καὶ ἀμύμονα τύμβον
Χεύαμεν Ἀργείων ἱερὸς στρατὸς αἰχημτάων,