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et verts, partant d’un centre commun, montèrent du levant au zénith : ces couleurs s’effacèrent, se ranimèrent, s’effacèrent de nouveau, jusqu’à ce que le soleil paraissant sur l’horizon confondit toutes les nuances du ciel dans une universelle blancheur légèrement dorée.

Nous fîmes route au nord, laissant à notre droite les côtes de l’Anatolie ; le vent tomba une heure après le lever du soleil, et nous avançâmes à la rame. Le calme dura toute la journée. Le coucher du soleil fut froid, rouge et sans accidents de lumière ; l’horizon opposé était grisâtre, la mer plombée et sans oiseaux ; les côtes lointaines paraissaient azurées, mais elles n’avaient aucun éclat. Le crépuscule dura peu et fut remplacé subitement par la nuit. A neuf heures, le vent se leva du côté de l’est et nous fîmes bonne route. Le 13, au retour de l’aube, nous nous trouvâmes sur la côte d’Europe, en travers du port Saint-Etienne : cette côte était basse et nue. Il y avait deux mois, jour pour jour et presque heure pour heure, que j’étais sorti de la capitale des peuples civilisés, et j’allais entrer dans la capitale des peuples barbares. Que de choses n’avais-je point vues dans ce court espace de temps ! Combien ces deux mois m’avaient vieilli !

A six heures et demie nous passâmes devant la Poudrière, monument blanc et long, construit à l’italienne. Derrière ce monument s’étendait la terre d’Europe : elle paraissait plate et uniforme. Des villages annoncés par quelques arbres étaient semés çà et là ; c’était un paysage de la Beauce après la moisson. Par-dessus la pointe de cette terre, qui se courbait en croissant devant nous, on découvrait quelques minarets de Constantinople.

A huit heures, un caïque vint à notre bord : comme nous étions presque arrêtés par le calme, je quittai la felouque et je m’embarquai avec mes gens dans le petit bateau. Nous rasâmes la pointe d’Europe, où s’élève le château des Sept-Tours, vieille fortification gothique qui tombe en ruine. Constantinople, et surtout la côte d’Asie, étaient noyées dans le brouillard : les cyprès et les minarets que j’apercevais à travers cette vapeur présentaient l’aspect d’un forêt dépouillée Comme nous approchions de la pointe du sérail, le vent du nord se leva et balaya en moins de quelques minutes la brume répandue sur le tableau ; je me trouvai tout à coup au milieu du palais du commandeur des croyants : ce fut le coup de baguette d’un génie. Devant moi le canal de la mer Noire serpentait entre des collines riantes ainsi qu’un fleuve superbe : j’avais à droite la terre d’Asie et la ville de Scutari ; la terre d’Europe était à ma gauche : elle formait, en se creusant, une large baie pleine de grands navires à l’ancre et traversée