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chirurgien italien : je me fis conduire chez le prétendu vice-consul, et je lui expliquai mon affaire. Il alla sur-le-champ en rendre compte au commandant : celui-ci m’ordonna de comparaître devant lui avec le guide. Je me rendis au tribunal de Son Excellence ; j’étais précédé du drogman et du janissaire. L’aga était à demi couché dans l’angle d’un sofa, au fond d’une grande salle assez belle, dont le plancher était couvert de tapis. C’était un jeune homme d’une famille de vizirs. Il avait des armes suspendues au-dessus de sa tête ; un de ses officiers était assis auprès de lui ; il fumait d’un air dédaigneux une grande pipe persane, et poussait de temps en temps des éclats de rire immodérés en nous regardant. Cette réception me déplut. Le guide, le janissaire et le drogman ôtèrent leurs sandales à la porte, selon la coutume : ils allèrent baiser le bas de la robe de l’aga, et revinrent ensuite s’asseoir à la porte.

La chose ne se passa pas si tranquillement à mon égard : j’étais complètement armé, botté, éperonné ; j’avais un fouet à la main. Les esclaves voulurent m’obliger à quitter mes bottes, mon fouet et mes armes. Je leur fis dire par le drogman qu’un Français suivait partout les usages de son pays. Je m’avançai brusquement dans la chambre. Un spahi me saisit par le bras gauche, et me tira de force en arrière. Je lui sanglai à travers le visage un coup de fouet qui l’obligea de lâcher prise. Il mit la main sur les pistolets qu’il portait à la ceinture : sans prendre garde à sa menace, j’allai m’asseoir à côté de l’aga, dont l’étonnement était risible. Je lui parlai français : je me plaignis de l’insolence de ses gens ; je lui dis que ce n’était que par respect pour lui que je n’avais pas tué son janissaire ; qu’il devait savoir que les Français étaient les premiers et les plus fidèles alliés du grand-seigneur ; que la gloire de leurs armes était assez répandue dans l’Orient pour qu’on apprît à respecter leurs chapeaux, de même qu’ils honoraient les turbans sans les craindre ; que j’avais bu le café avec des pachas qui m’avaient traité comme leur fils ; que je n’étais pas venu à Kircagach pour qu’un esclave m’apprît à vivre et fût assez téméraire pour toucher la basque de mon habit.

L’aga, ébahi, m’écoutait comme s’il m’eût entendu : le drogman lui traduisit mon discours. Il répondit qu’il n’avait jamais vu de Français ; qu’il m’avait pris pour un Franc, et que très certainement il allait me rendre justice : il me fit apporter le café.

Rien n’était curieux à observer comme l’air stupéfait et la figure allongée des esclaves qui me voyaient assis avec mes bottes poudreuses sur le divan, auprès de leur maître. La tranquillité étant rétablie, on expliqua mon affaire. Après avoir entendu les deux parties, l’aga