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allions vent largue ; notre esquif, penché sous le poids de la voile, avait la quille à fleur d’eau ; les coups de la lame étaient violents ; les courants de l’Eubée rendaient encore la mer plus houleuse ; le temps était couvert ; nous marchions à la lueur des éclairs et à la lumière phosphorique des vagues. Je ne prétends point faire valoir mes travaux, qui sont très peu de chose ; mais j’espère cependant que quand on me verra m’arracher à mon pays et à mes amis, supporter la fièvre et les fatigues, traverser les mers de la Grèce dans de petits bateaux, recevoir les coups de fusil des Bedouins, et tout cela par respect pour le public et pour donner à ce public un ouvrage moins imparfait que le Génie du Christianisme, j’espère, dis-je, qu’on me saura quelque gré de mes efforts.

Quoi qu’en dise la fable de l’Aigle et du Corbeau, rien ne porte bonheur comme d’imiter un grand homme ; j’avais fait le César : Quid times ? Caesarem vehis ; et j’arrivai où je voulais arriver. Nous touchâmes à Tino le 31 à six heures du matin, je trouvai à l’instant même une felouque hydriote qui partait pour Smyrne, et qui devait seulement relâcher quelques heures à Chio. Le caïque me mit à bord de la felouque, et je ne descendis pas même à terre.

Tino, autrefois Ténos, n’est séparé d’Andros que par un étroit canal : c’est une île haute qui repose sur un rocher de marbre. Les Vénitiens la possédèrent longtemps ; elle n’est célèbre dans l’antiquité que par ses serpents : la vipère avait pris son nom de cette île 4. . M. de Choiseul a fait une description charmante des femmes de Tino ; ses vues du port de San-Nicolo m’ont paru d’une rare exactitude.

La mer, comme disent les marins, était tombée, et le ciel s’était éclairci : je déjeunai sur le pont en attendant qu’on levât l’ancre ; je découvrais à différentes distances toutes les Cyclades : Scyros, où Achille passa son enfance ; Délos, célèbre par la naissance de Diane et d’Apollon, par son palmier, par ses fêtes ; Naxos, qui me rappelait Ariadne, Thésée, Bacchus, et quelques pages charmantes des Etudes de la Nature. Mais toutes ces îles, si riantes autrefois, ou peut-être si embellies par l’imagination des poètes, n’offrent aujourd’hui que des, côtes désolées et arides. De tristes villages s’élèvent en pain de sucre sur des rochers ; ils sont dominés par des châteaux plus tristes encore, et quelquefois environnés d’une double ou triple enceinte de murailles : on y vit dans la frayeur perpétuelle des Turcs et des pirates. Comme ces villages fortifiés tombent cependant en ruines, ils font