Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/241

Cette page n’a pas encore été corrigée

qu’ils retirent ensuite en roulant le fil. Nous trouvâmes l’évêque grec en cette posture : il demanda quelles gens nous étions, et nous fit dire que nos occupations étaient bien frivoles, si nous ne cherchions que des plantes et de vieux marbres. Nous répondîmes que nous serions plus édifiés de lui voir à la main les œuvres de Saint Chrysostome ou de saint Basile que le fuseau. "

J’avais continué à prendre du quinquina trois fois par jour : la fièvre n’était point revenue ; mais j’étais resté très faible, et j’avais toujours une main et une joue noircies par le coup de soleil. J’étais donc un convive très gai de cœur, mais fort triste de figure. Pour n’avoir pas l’air d’un parent malheureux, je m’ébaudissais à la noce. Mon hôte me donnait l’exemple du courage : il souffrait dans ce moment même des maux cruels 3.  ; et au milieu du chant de ses filles, la douleur lui arrachait quelquefois des cris. Tout cela faisait un mélange de choses extrêmement bizarres ; ce passage subit du silence des ruines au bruit d’un mariage était étrange. Tant de tumulte à la porte du repos éternel ! Tant de joie auprès du grand deuil de la Grèce ! Une idée me faisait rire : je me représentais mes amis occupés de moi en Francs ; je les voyais me suivre en pensée, s’exagérer mes fatigues, s’inquiéter de mes périls : ils auraient été bien surpris s’ils m’eussent aperçu tout à coup, le visage à demi brûlé, assistant dans une des Cyclades à une noce de village, applaudissant aux chansons de Mlles Pengali, qui chantaient en grec :

Ah ! vous dirai-je, maman, etc.

tandis que M. Pengali poussait des cris, que les coqs s’égosillaient, et que les souvenirs d’Ioulis, d’Aristée, de Simonide, étaient complètement effacés. C’est ainsi qu’en débarquant à Tunis, après une traversée de cinquante-huit jours, qui fut une espèce de naufrage continuel, je tombai chez M. Devoise au milieu du carnaval : au lieu d’aller méditer sur les ruines de Carthage, je fus obligé de courir au bal, de m’habiller en Turc et de me prêter à toutes les folies d’une troupe d’officiers américains, pleins de gaieté et de jeunesse.

Le changement de scène à mon départ de Zéa fut aussi brusque qu’il l’avait été à mon arrivée dans cette île. A onze heures du soir je quittai la joyeuse famille : je descendis au port ; je m’embarquai de nuit ; par un gros temps, dans un caïque dont l’équipage consistait en deux mousses et trois matelots. Joseph, très brave à terre, n’était pas aussi courageux sur la mer. Il me fit beaucoup de représentations inutiles ; il lui fallut me suivre et achever de courir ma fortune. Nous