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d’un despote, et un proconsul n’était guère moins avide qu’un pacha 72. Mais les Turcs ne sont pas des oppresseurs ordinaires, quoiqu’ils aient trouvé des apologistes. Un proconsul pouvait être un monstre d’impudicité, d’avarice, de cruauté ; mais tous les proconsuls ne se plaisaient pas, par système et par esprit de religion, à renverser les monuments de la civilisation et des arts, à couper des arbres, à détruire les moissons mêmes et les générations entières : or, c’est ce que font les Turcs tous les jours de leur vie. Pourrait-on croire qu’il y ait au monde des tyrans assez absurdes pour s’opposer à toute amélioration dans les choses de première nécessité ? Un pont s’écroule, on ne le relève pas. Un homme répare sa maison, on lui fait une avanie. J’ai vu des capitaines grecs s’exposer au naufrage avec des voiles déchirées, plutôt que de raccommoder ces voiles, tant ils craignaient de montrer leur aisance et leur industrie ! Enfin, si j’avais reconnu dans les Turcs des citoyens libres et vertueux au sein de leur patrie, quoique peu généreux envers les nations conquises, j’aurais gardé le silence, et je me serais contenté de gémir intérieurement sur l’imperfection de la nature humaine ; mais retrouver à la fois dans le même homme le tyran des Grecs et l’esclave du grand seigneur, le bourreau d’un peuple sans défense et la servile créature qu’un pacha peut dépouiller de ses biens, enfermer dans un sac de cuir et jeter au fond de la mer, c’est trop aussi, et je ne connais point de bête brute que je ne préfère à un pareil homme.

On voit que je ne me livrais point sur le cap Sunium à des idées romanesques, idées que la beauté de la scène aurait pu cependant faire naître. Près de quitter la Grèce, je me retraçais naturellement l’histoire de ce pays ; je cherchais à découvrir dans l’ancienne prospérité de Sparte et d’Athènes la cause de leur malheur actuel et dans