Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/228

Cette page n’a pas encore été corrigée

Au plus beau coucher du soleil avait succédé la plus belle nuit. Le firmament répété dans les vagues avait l’air de reposer au fond de la mer. L’étoile du soir, ma compagne assidue pendant mon voyage, était prête à disparaître sous l’horizon ; on ne l’apercevait plus que par de longs rayons qu’elle laissait de temps en temps descendre sur les flots, comme une lumière qui s’éteint. Par intervalles, des brises passagères troublaient dans la mer l’image du ciel, agitaient les constellations, et venaient expirer parmi les colonnes du temple avec un faible murmure.

Toutefois, ce spectacle était triste lorsque je venais à songer que je le contemplais du milieu des ruines. Autour de moi étaient des tombeaux, le silence, la destruction, la mort, ou quelques matelots grecs qui dormaient sans soucis et sans songes sur les débris de la Grèce. J’allais quitter pour jamais cette terre sacrée : l’esprit rempli de sa grandeur passée et de son abaissement actuel, je me retraçais le tableau qui venait d’affliger mes yeux.

Je ne suis point un de ces intrépides admirateurs de l’antiquité qu’un vers d’Homère console de tout. Je n’ai jamais pu comprendre le sentiment exprimé par Lucrèce :

Suave mari magno, turbantibus aequora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem.

Loin d’aimer à contempler du rivage le naufrage des autres, je souffre quand je vois souffrir des hommes : les Muses n’ont alors sur moi aucun pouvoir, si ce n’est celle qui attire la pitié sur le malheur. A Dieu ne plaise que je tombe aujourd’hui dans ces déclamations qui ont fait tant de mal à notre patrie ! mais si j’avais jamais pensé, avec des hommes dont je respecte d’ailleurs le caractère et les talents, que le gouvernement absolu est le meilleur de tous les gouvernements, quelques mois de séjour en Turquie m’auraient bien guéri de cette opinion.

Les voyageurs qui se contentent de parcourir l’Europe civilisée sont bien heureux : ils ne s’enfoncent point dans ces pays jadis célèbres, où le cœur est flétri à chaque pas, où des ruines vivantes détournent à chaque instant votre attention des ruines de marbre et de pierre. En vain dans la Grèce on veut se livrer aux illusions : la triste vérité vous poursuit. Des loges de boue desséchée, plus propres à servir de retraite à des animaux qu’à des hommes ; des femmes et des enfants en haillons, fuyant à l’approche de l’étranger et du janissaire ; les chèvres mêmes effrayées, se dispersant dans la montagne, et les chiens