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Il fallut que la nuit me chassât du rivage. Les vagues que la brise du soir avait soulevées battaient la grève et venaient mourir à mes pieds : je marchai quelque temps le long de la mer qui baignait le tombeau de Thémistocle ; selon toutes les probabilités, j’étais dans ce moment le seul homme en Grèce qui se souvint de ce grand homme.

Joseph avait acheté un mouton pour notre souper ; il savait que nous arriverions le lendemain chez un consul de France. Sparte, qu’il avait vue, et Athènes qu’il allait voir, ne lui importaient guère, mais, dans la joie où il était de toucher au terme de ses fatigues, il régalait la maison de notre hôte. La femme, les enfants, le mari, tout était en mouvement ; le janissaire seul restait tranquille au milieu de l’empressement général, fumant sa pipe et applaudissant du turban à tous ces soins dont il espérait bien profiter. Depuis l’extinction des mystères par Alaric, il n’y avait pas eu une pareille fête à Eleusis. Nous nous mîmes à table, c’est-à-dire que nous nous assîmes à terre autour du régal ; notre hôtesse avait fait cuire du pain qui n’était pas très bon, mais qui était tendre et sortant du four. J’aurais volontiers renouvelé le cri de Vive Cérès ! Χαῖρε, Δήμητερ ! Ce pain, qui provenait de la nouvelle récolte, faisait voir la fausseté d’une prédiction rapportée par Chandler. Du temps de ce voyageur on disait à Eleusis que si jamais on enlevait la statue mutilée de la déesse, la plaine cesserait d’être fertile. Cérès est allée en Angleterre, et les champs d’Eleusis n’en ont pas moins été fécondés par cette divinité réelle, qui appelle tous les hommes à la connaissance de ses mystères, qui ne craint point d’être détrônée,

Qui donne aux fleurs leur aimable peinture,
Qui fait naître et mûrir les fruits,
Et leur dispense avec mesure
Et la chaleur des jours et la fraîcheur des nuits.

Cette grande chère et la paix dont nous jouissions m’étaient d’autant plus agréables que nous les devions, pour ainsi dire, à la protection de la France. Il y a trente à quarante ans que toutes les côtes de la Grèce, et particulièrement les ports de Corinthe, de Mégare et d’Eleusis étaient infestés par des pirates. Le bon ordre établi dans nos stations du Levant avait peu à peu détruit ce brigandage ; nos frégates faisaient la police, et les sujets ottomans respiraient sous le pavillon français. Les dernières révolutions de l’Europe ont amené pour quelques moments d’autres combinaisons de puissances ; mais les corsaires n’ont pas reparu. Nous bûmes donc à la renommée de ces armes qui protégeaient notre fête à Eleusis, comme les Athéniens durent remercier