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montai à la citadelle, je voulais voir jusqu’à la moindre pierre qu’avait pu remuer la main du roi des rois. Qui se peut vanter de jouir de quelque gloire auprès de ces familles chantées par Homère, Eschyle, Sophocle, Euripide et Racine ? Et quand on voit pourtant sur les lieux combien peu de chose reste de ces familles, on est merveilleusement étonné !

Il y a déjà longtemps que les ruines d’Argos ne répondent plus à la grandeur de son nom. Chandler les trouva en 1756 absolument telles que je les ai vues ; l’abbé Fourmont en 1746, et Pellegrin en 1719, n’avaient pas été plus heureux. Les Vénitiens ont surtout contribué à la dégradation des monuments de cette ville, en employant ses débris à bâtir le château de Palamide. Il y avait à Argos du temps de Pausanias une statue de Jupiter remarquable, parce qu’elle avait trois yeux, et bien plus remarquable encore par une autre raison : Sthénélus l’avait apportée de Troie ; c’était, disait-on, la statue même aux pieds de laquelle Priam fut massacré dans son palais par le fils d’Achille :

Ingens hora fuit, juxtaque veterrima laurus,
Incumbens arae atque umbra complexa Penates.

Mais Argos, qui triomphait sans doute lorsqu’elle montrait dans ses murs les Pénates qui trahirent les foyers de Priam, Argos offrit bientôt elle-même un grand exemple des vicissitudes du sort. Dès le règne de Julien l’Apostat elle était tellement déchue de sa gloire, qu’elle ne put, à cause de sa pauvreté, contribuer au rétablissement et aux frais des jeux Isthmiques. Julien plaida sa cause contre les Corinthiens : nous avons encore ce plaidoyer dans les ouvrages de cet empereur ( Ep. XXV). C’est un des plus singuliers documents de l’histoire des choses et des hommes. Enfin Argos, patrie du roi des rois, devenue dans le moyen âge l’héritage d’une veuve vénitienne, fut vendue par cette veuve à la république de Venise pour deux cents ducats de rente viagère et cinq cents une fois payés. Coronelli rapporte le contrat : Omnia vanitas !

Je fus reçu à Argos par le médecin italien Avramiotti, que M. Pouqueville vit à Nauplie, et dont il opéra la petite fille attaquée d’une hydrocéphale. M. Avramiotti me montra une carte du Péloponèse où il avait commencé d’écrire, avec M. Fauvel, les noms anciens auprès des noms modernes : ce sera un travail précieux, et qui ne pouvait être exécuté que par des hommes résidant sur les lieux depuis un grand nombre d’années. M. Avramiotti avait fait sa fortune, et il commençait à soupirer après l’Italie. Il y a deux choses qui revivent dans le cœur de l’homme à mesure qu’il avance dans la vie, la patrie et la religion.