Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/173

Cette page n’a pas encore été corrigée

marais de Lerne, qui s’étendait entre la ville et le lieu où nous nous trouvions. Nous passâmes auprès du jardin d’un aga, où je remarquai des peupliers de Lombardie mêlés à des cyprès, à des citronniers, à des orangers et à une foule d’arbres que je n’avais point vus jusque alors en Grèce. Peu après le guide se trompa de chemin, et nous nous trouvâmes engagés sur d’étroites chaussées qui séparaient de petits étangs et des rivières inondées. La nuit nous surprit au milieu de cet embarras : il fallait à chaque pas faire sauter de larges fossés à nos chevaux qu’effrayaient l’obscurité, le coassement d’une multitude de grenouilles et les flammes violettes qui couraient sur le marais. Le cheval du guide s’abattit ; et comme nous marchions à la file, nous trébuchâmes les uns sur les autres dans un fossé. Nous criions tous à la fois sans nous entendre ; l’eau était assez profonde pour que les chevaux pussent y nager et s’y noyer avec leurs maîtres ; ma saignée s’était rouverte, et je souffrais beaucoup de la tête. Nous sortîmes enfin miraculeusement de ce bourbier, mais nous étions dans l’impossibilité de gagner Argos. Nous aperçûmes à travers les roseaux une petite lumière : nous nous dirigeâmes de ce côté, mourant de froid, couverts de boue, tirant nos chevaux par la bride, et courant le risque à chaque pas de nous replonger dans quelque fondrière.

La lumière nous guida à une ferme située au milieu du marais, dans le voisinage du village de Lerne : on venait d’y faire la moisson ; les moissonneurs étaient couchés sur la terre ; ils se levaient sous nos pieds, et s’enfuyaient comme des bêtes fauves. Nous parvînmes à les rassurer, et nous passâmes le reste de la nuit avec eux sur un fumier de brebis, lieu le moins sale et le moins humide que nous pûmes trouver. Je serais en droit de faire une querelle à Hercule, qui n’a pas bien tué l’hydre de Lerne, car je gagnai dans ce lieu malsain une fièvre qui ne me quitta tout à fait qu’en Égypte.

Le 20, au lever de l’aurore, j’étais à Argos : le village qui remplace cette ville célèbre est plus propre et plus animé que la plupart des autres villages de la Morée. Sa position est fort belle, au fond du golfe de Nauplie ou d’Argos, à une lieue et demie de la mer ; il a d’un côté les montagnes de la Cynurie et de l’Arcadie, et de l’autre les hauteurs de Trézène et d’Epidaure.

Mais, soit que mon imagination fût attristée par le souvenir des malheurs et des fureurs des Pélopides, soit que je fusse réellement frappé par la vérité, les terres me parurent incultes et désertes, les montagnes sombres et nues, sorte de nature féconde en grands crimes et en grandes vertus. Je visitai ce qu’on appelle les restes du palais d’Agamemnon, les débris du théâtre et d’un aqueduc romain ; je