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Joseph me réveilla le 19, à trois heures du matin, comme je le lui avais ordonné : nous sellâmes nos chevaux et nous partîmes. Je tournai la tête vers Sparte, et je jetai un dernier regard sur l’Eurotas : je ne pouvais me défendre de ce sentiment de tristesse qu’on éprouve en présence d’une grande ruine et en quittant des lieux qu’on ne reverra jamais.

Le chemin qui conduit de la Laconie dans l’Argolide était dans l’antiquité ce qu’il est encore aujourd’hui, un des plus rudes et des plus sauvages de la Grèce. Nous suivîmes pendant quelque temps la route de Tripolizza ; puis, tournant au levant, nous nous enfonçâmes dans des gorges de montagnes. Nous marchions rapidement dans des ravines et sous des arbres qui nous obligeaient de nous coucher sur le cou de nos chevaux. Je frappai si rudement de la tête contre une branche de ces arbres, que je fus jeté à dix pas sans connaissance. Comme mon cheval continuait de galoper, mes compagnons de voyage, qui me devançaient, ne s’aperçurent pas de ma chute : leurs cris, quand ils revinrent à moi, me tirèrent de mon évanouissement.

A quatre heures du matin nous parvînmes au sommet d’une montagne où nous laissâmes reposer nos chevaux. Le froid devint si piquant, que nous fûmes obligés d’allumer un feu de bruyères. Je ne puis assigner de nom à ce lieu peu célèbre dans l’antiquité ; mais nous devions être vers les sources du Loenus, dans la chaîne du mont Eva, et peu éloignés de Prasiae, sur le golfe d’Argos.

Nous arrivâmes à midi à un gros village appelé Saint-Paul, assez voisin de la mer : on n’y parlait que d’un événement tragique qu’on s’empressa de nous raconter.

Une fille de ce village, ayant perdu son père et sa mère, et se trouvant maîtresse d’une petite fortune, fut envoyée par ses parents à Constantinople. A dix-huit ans elle revint dans son village : elle parlait le turc, l’italien et le français, et quand il passait des étrangers à Saint-Paul, elle les recevait avec une politesse qui fit soupçonner sa vertu. Les chefs des paysans s’assemblèrent. Après avoir examiné entre eux la conduite de l’orpheline, ils résolurent de se défaire d’une fille qui déshonorait le village. Ils se procurèrent d’abord la somme fixée en Turquie pour le meurtre d’une chrétienne ; ensuite ils entrèrent pendant la nuit chez la jeune fille, l’assommèrent, et un homme qui attendait la nouvelle de l’exécution alla porter au pacha le prix du sang. Ce qui mettait en mouvement tous ces Grecs de Saint-Paul, ce n’était pas l’atrocité de l’action, mais l’avidité du pacha ; car celui-ci, qui trouvait aussi l’action toute simple, et qui convenait avoir reçu la somme fixée pour un assassinat ordinaire, observait pourtant que la