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supporter patiemment beaucoup de malheurs, et rendent surtout indifférent à bien des spectacles.

Nous remontâmes le cours de l’Eurotas pendant une heure et demie, au travers des champs, et nous tombâmes dans le chemin de Tripolizza. Joseph et le guide étaient campés de l’autre côté de la rivière, auprès du pont : ils avaient allumé du feu avec des roseaux, en dépit d’Apollon, que le gémissement de ces roseaux consolait de la perte de Daphné. Joseph s’était abondamment pourvu du nécessaire : il avait du sel, de l’huile, des pastèques, du pain et de la viande. Il prépara un gigot de mouton, comme le compagnon d’Achille, et me le servit sur le coin d’une grande pierre, avec du vin de la vigne d’Ulysse et de l’eau de l’Eurotas. J’avais justement pour trouver ce souper excellent ce qui manquait à Denys pour sentir le mérite du brouet noir.

Après le souper Joseph apporta ma selle, qui me servait ordinairement d’oreiller ; je m’enveloppai dans mon manteau, et je me couchai au bord de l’Eurotas, sous un laurier. La nuit était si pure et si sereine, que la voie lactée formait comme une aube réfléchie par l’eau du fleuve, et à la clarté de laquelle on aurait pu lire. Je m’endormis les yeux attachés au ciel, ayant précisément au-dessus de ma tête la belle Constellation du Cygne de Léda. Je me rappelle encore le plaisir que j’éprouvais autrefois à me reposer ainsi dans les bois de l’Amérique, et surtout à me réveiller au milieu de la nuit. J’écoutais le bruit du vent dans la solitude, le bramement des daims et des cerfs, le mugissement d’une cataracte éloignée, tandis que mon bûcher, à demi éteint, rougissait en dessous le feuillage des arbres. J’aimais jusqu’à la voix de l’Iroquois, lorsqu’il élevait un cri du sein des forêts, et qu’à la clarté des étoiles, dans le silence de la nature, il semblait proclamer sa liberté sans bornes. Tout cela plaît à vingt ans, parce que la vie se suffit pour ainsi dire à elle-même, et qu’il y a dans la première jeunesse quelque chose d’inquiet et de vague qui nous porte incessamment aux chimères, ipsi sibi somnia fingunt ; mais dans un âge plus mûr l’esprit revient à des goûts plus solides : il veut surtout se nourrir des souvenirs et des exemples de l’histoire. Je dormirais encore volontiers au bord de l’Eurotas ou du Jourdain si les ombres héroïques des trois cents Spartiates ou les douze fils de Jacob devaient visiter mon sommeil ; mais je n’irais plus chercher une terre nouvelle qui n’a point été déchirée par le soc de la charrue : il me faut à présent de vieux déserts, qui me rendent à volonté les murs de Babylone ou les légions de Pharsale, grandia ossa  ! des champs dont les sillons m’instruisent et où je retrouve, homme que je suis, le sang, les larmes et les sueurs de l’homme.