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Ibraïm me quitta après quelques instants pour aller veiller son fils : il ordonna de m’apporter la pipe et le café ; mais comme l’heure du repas était passée, on ne me servit point de pilau : il m’aurait cependant fait grand plaisir, car j’étais presque à jeun depuis vingt-quatre heures. Joseph tira de son sac un saucisson dont il avalait des morceaux à l’insu des Turcs ; il en offrait sous main au janissaire, qui détournait les yeux avec un mélange de regret et d’horreur.

Je pris mon parti : je me couchai sur le divan, dans l’angle de la salle. Une fenêtre avec une grille en roseaux s’ouvrait sur la vallée de la Laconie, où la lune répandait une clarté admirable. Appuyé sur le coude, je parcourais des yeux le ciel, la vallée, les sommets brillants et sombres du Taygète, selon qu’ils étaient dans l’ombre ou la lumière. Je pouvais à peine me persuader que je respirais dans la patrie d’Hélène et de Ménélas. Je me laissai entraîner à ces réflexions que chacun peut faire, et moi plus qu’un autre, sur les vicissitudes des destinées humaines. Que de lieux avaient déjà vu mon sommeil paisible ou troublé ! Que de fois, à la clarté des mêmes étoiles, dans les forêts de l’Amérique, sur les chemins de l’Allemagne, dans les bruyères de l’Angleterre, dans les champs de l’Italie, au milieu de la mer, je m’étais livré à ces mêmes pensées touchant les agitations de la vie !

Un vieux Turc, homme, à ce qu’il paraissait, de grande considération, me tira de ces réflexions pour me prouver d’une manière encore plus sensible que j’étais loin de mon pays. Il était couché à mes pieds sur le divan : il se tournait, il s’asseyait, il soupirait, il appelait ses esclaves, il les renvoyait ; il attendait le jour avec impatience. Le jour vint (17 août) : le Tartare, entouré de ses domestiques, les uns à genoux, les autres debout, ôta son turban ; il se mira dans un morceau de glace brisée, peigna sa barbe, frisa ses moustaches, se frotta les joues pour les animer. Après avoir fait ainsi sa toilette, il partit en traînant majestueusement ses babouches et en me jetant un regard dédaigneux.

Mon hôte entra quelque temps après portant son fils dans ses bras. Ce pauvre enfant, jaune et miné par la fièvre, était tout nu. Il avait des amulettes et des espèces de sorts suspendus au cou. Le père le mit sur mes genoux, et il fallut entendre l’histoire de la maladie : l’enfant avait pris tout le quinquina de la Morée ; on l’avait saigné (et c’était là le mal) ; sa mère lui avait mis des charmes, et elle avait attaché un turban à la tombe d’un santon : rien n’avait réussi. Ibraïm finit par me demander si je connaissais quelque remède : je me rappelai que dans mon enfance on m’avait guéri d’une fièvre avec de la petite centaurée ; je conseillai l’usage de cette plante comme l’aurait