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généreux, tandis que leurs femmes, le front orné de bandelettes pures, préparaient leurs repas 12. "

Nous quittâmes le kan vers trois heures après midi : à cinq heures nous parvînmes à une croupe de montagnes d’où nous découvrîmes en face de nous le Taygète, que j’avais déjà vu du côté opposé, Misitra, bâtie à ses pieds, et la vallée de la Laconie.

Nous y descendîmes par une espèce d’escalier taillé dans le roc comme celui du mont Borée. Nous aperçûmes un pont léger et d’une seule arche, élégamment jeté sur un petit fleuve, et réunissant deux hautes collines. Arrivés au bord du fleuve, nous passâmes à gué ses eaux limpides, au travers de grands roseaux, de beaux lauriers-roses en pleine fleur. Ce fleuve que je passais ainsi sans le connaître était l’Eurotas. Une vallée tortueuse s’ouvrit devant nous ; elle circulait autour de plusieurs monticules de figure à peu près semblable, et qui avaient l’air de monts artificiels ou de tumulus. Nous nous engageâmes dans ces détours, et nous arrivâmes à Misitra comme le jour tombait.

M. Vial m’avait donné une lettre pour un des principaux Turcs de Misitra, appelé Ibraïm-Bey. Nous mîmes pied à terre dans sa cour, et ses esclaves m’introduisirent dans la salle des étrangers ; elle était remplie de musulmans qui tous étaient comme moi des voyageurs et des hôtes d’Ibraïm. Je pris ma place sur le divan au milieu d’eux ; je suspendis comme eux mes armes au mur au-dessus de ma tête. Joseph et mon janissaire en firent autant. Personne ne me demanda qui j’étais, d’où je venais : chacun continua de fumer, de dormir ou de causer avec son voisin sans jeter les yeux sur moi.

Notre hôte arriva : on lui avait porté la lettre de M. Vial. Ibraïm, âgé d’environ soixante ans, avait la physionomie douce et ouverte. Il vint à moi, me prit affectueusement la main, me bénit, essaya de prononcer le mot bon, moitié en français, moitié en italien, et s’assit à mes côtés. Il parla en grec à Joseph ; il me fit prier de l’excuser s’il ne me recevait pas aussi bien qu’il aurait voulu : il avait un petit enfant malade : un figliuolo, répétait-il en italien ; et cela lui faisait tourner la tête, mi fa tornar la testa ; et il serrait son turban avec ses deux mains. Assurément ce n’était pas la tendresse paternelle dans toute sa naïveté que j’aurais été chercher à Sparte ; et c’était un vieux Tartare qui montrait ce bon naturel sur le tombeau de ces mères qui disaient à leurs fils, en leur donnant le bouclier : Htan, h epi tan, avec ou dessus.