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les déserts d’Argos, de Corinthe, de Mégare : lieux où la voix des Ménades ne retentit plus, où les concerts des muses ont cessé, où le Grec infortuné semble seulement déplorer dans de tristes complaintes les malheurs de sa patrie :

(…) Soli cantare periti
Arcades 10 ?

A trois lieues de Tripolizza, nous rencontrâmes deux officiers de la garde du pacha, qui couraient, comme moi, en poste. Ils assommaient les chevaux et le postillon à coups de fouet de peau de rhinocéros. Ils s’arrêtèrent en me voyant, et me demandèrent mes armes : je refusai de les donner. Le janissaire me fit dire par Joseph que ce n’était qu’un pur objet de curiosité, et que je pouvais aussi demander les armes de ces voyageurs. A cette condition je voulus bien satisfaire les spahis : nous changeâmes d’armes. Ils examinèrent longtemps mes pistolets, et finirent par me les tirer au-dessus de la tête.

J’avais été prévenu de ne me laisser jamais plaisanter par un Turc, si je ne voulais m’exposer à mille avanies. J’ai reconnu plusieurs fois dans la suite combien ce conseil était utile : un Turc devient aussi souple s’il voit que vous ne le craignez pas qu’il est insultant s’il s’aperçoit qu’il vous fait peur. Je n’aurais pas eu besoin, d’ailleurs, d’être averti dans cette occasion, et la plaisanterie m’avait paru trop mauvaise pour ne pas la rendre coup sur coup. Enfonçant donc les éperons dans les flancs de mon cheval, je courus sur les Turcs et leur lâchai les coups de leurs propres pistolets en travers, si près du visage, que l’amorce brûla les moustaches du plus jeune spahi. Une explication s’ensuivit entre ces officiers et le janissaire, qui leur dit que j’étais Français : à ce nom de Français il n’y eut point de politesses turques qu’ils ne me firent. Ils m’offrirent la pipe, chargèrent mes armes et me les rendirent. Je crus devoir garder l’avantage qu’ils me donnaient, et je fis simplement charger leurs pistolets par Joseph. Ces deux étourdis voulurent m’engager à courir avec eux : je les refusai, et ils partirent. On va voir que je n’étais pas le premier Français dont ils eussent entendu parler, et que leur pacha connaissait bien mes compatriotes.

On peut lire dans M. Pouqueville une description exacte de Tripolizza, capitale de la Morée. Je n’avais pas encore vu de ville entièrement