Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/142

Cette page n’a pas encore été corrigée

ma route. Notre course était fort ralentie : au lieu du janissaire de Modon, qui ne demandait qu’à tuer son cheval, j’avais un janissaire d’une tout autre espèce. Mon nouveau guide était un petit homme maigre, fort marqué de petite vérole, parlant bas et avec mesure, et si plein de la dignité de son turban, qu’on l’eût pris pour un parvenu. Un aussi grave personnage ne se mettait au galop que lorsque l’importance de l’occasion l’exigeait : par exemple, lorsqu’il apercevait quelque voyageur. L’irrévérence avec laquelle j’interrompais l’ordre de la marche, courant en avant, à droite et à gauche, partout où je croyais découvrir quelques vestiges d’antiquité, lui déplaisait fort, mais il n’osait se plaindre. Du reste je le trouvai fidèle et assez désintéressé pour un Turc.

Une autre cause retardait encore notre marche ; le velours dont Joseph était vêtu dans la canicule, en Morée, le rendait fort malheureux ; au moindre mouvement du cheval il s’accrochait à la selle : son chapeau tombait d’un côté, ses pistolets de l’autre ; il fallait ramasser tout cela et remettre le pauvre Joseph à cheval. Son excellent caractère brillait d’un nouveau lustre au milieu de toutes ces peines, et sa bonne humeur était inaltérable. Nous mîmes donc trois mortelles heures pour sortir de l’Hermaeum, assez semblable dans cette partie au passage de l’Apennin entre Pérouse et Tarni. Nous entrâmes dans une plaine cultivée qui s’étend jusqu’à Léondari. Nous étions là en Arcadie, sur la frontière de la Laconie.

On convient généralement, malgré l’opinion de d’Anville, que Léondari n’est point Mégalopolis. On veut retrouver dans la première l’ancienne Leuctres de la Laconie, et c’est le sentiment de M. Barbié du Bocage. Où donc est Mégalopolis ? Peut-être au village de Sinano. Il eût fallu sortir de mon chemin et faire des recherches qui n’entraient point dans l’objet de mon voyage. Mégalopolis, qui n’est d’ailleurs célèbre par aucune action mémorable ni par aucun chef-d’œuvre des arts, n’eut tenté ma curiosité que comme monument du génie d’Epaminondas et patrie de Philopoemen et de Polybe.

Laissant à droite Léondari, ville tout à fait moderne, nous traversâmes un bois de vieux chênes-verts ; c’était le reste vénérable d’une forêt sacrée : un énorme vautour perché sur la cime d’un arbre mort y semblait encore attendre le passage d’un augure. Nous vîmes le soleil se lever sur le mont Borée ; nous mîmes pied à terre au bas de ce mont pour gravir un chemin taillé dans le roc : ces chemins étaient appelés Chemins de l’Echelle en Arcadie.

Je n’ai pu reconnaître en Morée ni les chemins grecs ni les voies romaines. Des chaussées turques de deux pieds et demi de large servent