Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/138

Cette page n’a pas encore été corrigée

aujourd’hui cinq ou six dans le même arrondissement. Le reste de ces champs dévastés appartient à des Turcs, qui possèdent trois ou quatre mille pieds d’oliviers, et qui dévorent dans un harem à Constantinople l’héritage d’Aristomène. Les larmes me venaient aux yeux en voyant les mains du Grec esclave inutilement trempées de ces flots d’huile qui rendaient la vigueur au bras de ses pères pour triompher des tyrans.

La maison du consul dominait le golfe de Coron : je voyais de ma fenêtre la mer de Messénie peinte du plus bel azur ; devant moi, de l’autre côté de cette mer, s’élevait la haute chaîne du Taygète, couvert de neige et justement comparé aux Alpes par Polybe, mais aux Alpes sous un plus beau ciel. A ma droite s’étendait la pleine mer, et à ma gauche, au fond du golfe, je découvrais le mont Ithome, isolé comme le Vésuve, et tronqué comme lui à son sommet. Je ne pouvais m’arracher à ce spectacle : quelles pensées n’inspire point la vue de ces côtes désertes de la Grèce, où l’on n’entend que l’éternel sifflement du mistral et le gémissement des flots ! Quelques coups de canon, que le capitan-pacha faisait tirer de loin à loin contre les rochers des Maniottes, interrompaient seuls ces tristes bruits par un bruit plus triste encore. On n’apercevait sur toute l’étendue de la mer que la flotte de ce chef des barbares : elle me rappelait le souvenir de ces pirates américains qui plantaient leur drapeau sanglant sur une terre inconnue, en prenant possession d’un pays enchanté au nom de la servitude et de la mort ; ou plutôt je croyais voir les vaisseaux d’Alaric s’éloigner de la Grèce en cendres, en emportant la dépouille des temples, les trophées d’Olympie et les statues brisées de la Liberté et des Arts 5.

Je quittai Coron le 12 à deux heures du matin, comblé des politesses et des attentions de M. Vial, qui me donna une lettre pour le pacha de Morée, et une autre lettre pour un Turc de Misitra. Je m’embarquai avec Joseph et mon nouveau janissaire dans un caïque qui devait me conduire à l’embouchure du Pamisus, au fond du golfe de Messénie. Quelques heures d’une belle traversée me portèrent dans le lit du plus grand fleuve du Péloponèse, où notre petite barque échoua faute d’eau. Le janissaire alla chercher des chevaux à Nissi, gros village éloigné de trois ou quatre milles de la mer, en remontant le Pamisus. Cette rivière était couverte d’une multitude d’oiseaux sauvages dont je m’amusai à observer les jeux jusqu’au retour du janissaire. Rien ne serait agréable comme l’histoire naturelle si on la rattachait