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longs pistolets d’arçon, passés dans une étroite ceinture, relevaient sa veste d’une manière si grotesque, que le janissaire ne pouvait jamais le regarder sans rire. Mon équipage consistait en un tapis pour m’asseoir, une pipe, un poêlon à café et quelques schalls pour m’envelopper la tête pendant la nuit. Nous partions au signal donné par le guide ; nous grimpions au grand trot les montagnes, et nous les descendions au galop à travers les précipices : il faut prendre son parti ; les Turcs militaires ne connaissent pas d’autre manière d’aller, et le moindre signe de frayeur, ou même de prudence, vous exposerait à leur mépris. Vous êtes assis d’ailleurs sur des selles de mamelouck, dont les étriers, larges et courts, vous plient les jambes, vous rompent les pieds et déchirent les flancs de votre cheval. Au moindre faux mouvement, le pommeau élevé de la selle vous crève la poitrine, et si vous vous renversez en arrière, le haut rebord de la selle vous brise les reins. On finit pourtant par trouver ces selles utiles, à cause de la solidité qu’elles donnent à cheval, surtout dans des courses aussi hasardeuses.

Les courses sont de huit à dix lieues avec les mêmes chevaux : on leur laisse prendre haleine sans manger à peu près à moitié chemin. On remonte ensuite, et l’on continue sa route. Le soir on arrive quelquefois à un kan, masure abandonnée où l’on dort parmi toutes sortes d’insectes et de reptiles sur un plancher vermoulu. On ne vous doit rien dans ce kan lorsque vous n’avez pas de firman de poste : c’est à vous de vous procurer des vivres comme vous pouvez. Mon janissaire allait à la chasse dans les villages ; il rapportait quelquefois des poulets que je m’obstinais à payer ; nous les faisions rôtir sur des branches vertes d’oliviers, ou bouillir avec du riz pour en faire un pilau. Assis à terre autour de ce festin, nous le déchirions avec nos doigts. le repas fini, nous allions nous laver la barbe et les mains au premier ruisseau. Voilà comme on voyage aujourd’hui dans le pays d’Alcibiade et d’Aspasie.

Il faisait encore nuit quand nous quittâmes Modon ; je croyais errer dans les déserts de l’Amérique : même solitude, même silence. Nous traversâmes des bois d’oliviers en nous dirigeant au midi. Au lever de l’aurore nous nous trouvâmes sur les sommets aplatis des montagnes les plus arides que j’aie jamais vues. Nous y marchâmes pendant deux heures. Ces sommets labourés par les torrents avaient l’air de guérets abandonnés ; le jonc marin et une espèce de bruyère épineuse et flétrie y croissaient par touffes. De gros caïeux de lis de montagne déchaussés par les pluies, paraissaient à la surface de la terre. Nous découvrîmes la mer vers l’est, à travers un bois d’oliviers clairsemés ; nous descendîmes ensuite dans une gorge de vallon où l’on voyait