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LIVRE V.

les nombreux monuments qui le couvrent, les Rostres, le temple de la Paix, ceux de Jupiter Stator et de la Fortune, les arcs de Titus et de Sévère se dessinoient à demi dans les ombres, comme les ruines d’une ville puissante dont le peuple auroit depuis longtemps disparu. Quand je fus à quelque distance de Rome, je tournai la tête : j’aperçus, à la clarté des étoiles, le Tibre qui s’enfonçoit parmi les monuments confus de la cité, et j’entrevis le faîte du Capitole qui sembloit s’incliner sous le poids des dépouilles du monde.

« La voie Cassia, qui me conduisoit vers l’Étrurie, perd bientôt le peu de monuments dont elle est ornée, et, passant entre une antique forêt et le lac de Volsinium, elle pénètre dans des montagnes noires, couvertes de nuages et toujours infestées de brigands. Un mont de qui le sommet est planté de roches aiguës, un torrent qui se replie vingt-deux fois sur lui-même et déchire son lit en s’écoulant, forment de ce côté la barrière de l’Étrurie. À la grandeur de la campagne romaine succèdent ensuite des vallons étroits et des monticules tapissés de bruyères, dont la pâle verdure se confond avec celle des oliviers. J’abandonnai les Apennins pour descendre dans la Gaule Cisalpine. Le ciel devint d’un bleu plus pur, et je cherchai vainement sur les montagnes cette espèce de pluie de lumière qui enveloppe les monts de la Grèce et de la haute Italie. J’aperçus de loin la cime blanchie des Alpes ; je gravis bientôt leurs vastes flancs. Tout ce qui vient de la nature dans ces montagnes me parut grand et indestructible : tout ce qui appartient à l’homme me sembla fragile et misérable : d’une part, des arbres centenaires, des cascades qui tombent depuis des siècles, des rochers vainqueurs du temps et d’Annibal ; de l’autre, des ponts de bois, des parcs de brebis, des huttes de terre. Seroit-ce qu’à la vue des masses éternelles qui l’environnent, le chevrier des Alpes, vivement frappé de la brièveté de sa vie, ne s’est pas donné la peine d’élever des monuments plus durables que lui ?

« Je sortis des Alpes à travers une espèce de portique creusé sous un énorme rocher. Je franchis cette partie de la Viennoise habitée par les Voconces[1] et je descendis à la colonie de Lucius[2]. Avec quel respect ne verrois-je point aujourd’hui le siège de Pothin et d’Irénée et les eaux du Rhône teintes du sang des martyrs ! Je remontai l’Arar[3], rivière bordée de coteaux charmants ; sa fuite est si lente, que l’on ne sauroit dire de quel côté coulent ses flots. Elle tient son nom d’un jeune Gaulois qui s’y précipita de désespoir après avoir perdu son frère. De là je passai chez les Treveri[4], dont la cité est la plus

  1. Le Dauphiné.
  2. Lyon.
  3. La Saône.
  4. Le pays de Trèves.