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LES MARTYRS.

que l’on saisisse Eudore, et que la force des tourments lui arrache l’aveu de ses crimes et le nom de ses complices,

« Il le faut avouer, les apparences me condamnoient. En horreur à tous les partis, je passois parmi les chrétiens pour un apostat et pour un traître. Hiéroclès, qui les voyoit dans cette erreur, disoit hautement que j’avais dénoncé l’impératrice. Les païens, de l’autre côté, me regardoient comme l’apôtre de ma religion et le corrupteur de la famille impériale. Quand je passois dans les salles du palais, je voyois les courtisans sourire d’un air de mépris ; les plus vils étoient les plus sévères : le peuple même me poursuivoit dans les rues avec des insultes ou des menaces. Enfin, ma position devint si pénible, que, sans l’amitié de Constantin, je crois que j’aurois attenté à ma vie. Mais ce généreux prince ne m’abandonna point dans mon malheur : il se déclara hautement mon ami ; il affecta de se montrer avec moi en public ; il me défendit courageusement contre César devant Auguste, et publia partout que j’étois victime de la jalousie d’un sophiste attaché à Galérius.

« Rome et la cour n’étoient occupées que de cette affaire, qui, compromettant les chrétiens et le nom de l’impératrice, sembloit de la plus haute importance. On attendoit avec anxiété la décision de l’empereur, mais il n’étoit pas dans le caractère de Dioclétien de prendre une résolution violente. Le vieil empereur eut recours à un moyen qui peint admirablement son génie politique. Il déclara tout à coup que les bruits répandus dans Rome n’étoient qu’un mensonge ; que les princesses n’étoient pas sorties du palais la nuit même où on prétendoit les avoir vues aux catacombes ; que Prisca et Valérie, loin d’être chrétiennes, venoient de sacrifier aux dieux de l’empire, qu’enfin il puniroit sévèrement les auteurs de ces faux rapports, et qu’il défendoit de parler plus longtemps d’une histoire aussi ridicule que scandaleuse.

« Mais, comme il falloit bien qu’un seul fût sacrifié pour tous, selon l’usage des cours, je reçus ordre de quitter Rome et de me rendre à l’armée de Constance, campée sur les bords du Rhin.

« Je me préparai à passer dans les Gaules, content d’embrasser le parti des armes et d’abandonner une vie incompatible avec mon caractère. Cependant, telle est la force de l’habitude, et peut-être le charme attaché à des lieux célèbres, que je ne pus quitter Rome sans quelques regrets. Je partis au milieu de la nuit, après avoir reçu les derniers embrassements de Constantin. Je traversai des rues désertes, je passai au pied de la maison abandonnée que j’avois naguère habitée avec Augustin et Jérôme. Sur le Forum tout étoit silencieux et solitaire :