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LIVRE V.

« Mon père, je pleure comme si j’étois chrétienne ! »

Le repas fini, Démodocus prit la parole :

« Fils de Lasthénès, ton récit m’enchante, bien que je n’en comprenne pas toute la sagesse. Il me semble que le langage des chrétiens est une espèce de poésie de la raison, dont Minerve ne m’a donné aucune intelligence. Achève de raconter ton histoire : si quelqu’un verse ici des larmes en l’écoutant, cela ne doit pas t’arrêter, car on a déjà vu de pareils exemples. Lorsqu’un fils d’Apollon chantoit les malheurs de Troie à la table d’Alcinoüs, il y avoit un étranger qui enveloppoit sa tête dans son manteau et qui pleuroit. Laissons donc s’attendrir ma Cymodocée : Jupiter a confié à la pitié le cœur de la jeunesse. Nous autres vieillards, accablés du fardeau de Saturne, si nous avons pour nous la paix et la justice, nous sommes privés de cette compassion et de ces sentiments délicats, ornement des beaux jours de la vie. Les dieux ont fait la vieillesse semblable à ces sceptres héréditaires qui, passant du père au fils chez une antique race, paroissent tout chargés de la majesté des siècles, mais qui ne se couvrent plus de fleurs depuis qu’ils se sont desséchés loin du tronc maternel. »

Eudore reprit ainsi son discours :

« Privé de mes amis, Rome ne m’offrit plus qu’une vaste solitude. L’inquiétude régnoit à la cour : Maximien avoit été obligé de se transporter de Milan en Pannonie, menacée d’une invasion des Carpiens et des Goths ; les Francs s’étoient emparés de la Batavie, défendue par Constance ; en Afrique, les Quinquégentiens, peuple nouveau, venoient tout à coup de paraître en armes ; on disoit que Dioclétien lui-même passeroit en Égypte, où la révolte du tyran Achillée demandoit sa présence ; enfin, Galérius se disposoit à partir pour aller combattre Narsès. Cette guerre des Parthes effrayoit surtout le vieil empereur, qui se souvenoit du sort de Valérien. Galérius, se prévalant du besoin que l’empire avoit de son bras, et toujours livré aux inspirations d’Hiéroclès, cherchoit à s’emparer entièrement de l’esprit de Dioclétien ; il ne craignoit plus de laisser éclater sa jalousie contre Constance, dont le mérite et la belle naissance l’importunoient. Constantin se trouvoit naturellement enveloppé dans cette jalousie ; et moi, comme l’ami de ce jeune prince, comme le plus foible et comme l’objet particulier de l’inimitié d’Hiéroclès, je portois tout le poids de la haine de Galérius.

« Un jour, tandis que Constantin assistoit aux délibérations du sénat, j’étois allé visiter la fontaine Égérie. La nuit me surprit : pour regagner la voix Appienne, je me dirigeai sur le tombeau de Cécilia