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LES MARTYRS.

fut là que je reçus une lettre d’Augustin. Il me marquoit que, vaincu par les larmes de sa mère, il l’alloit rejoindre à Carthage ; que Jérôme se préparoit à visiter les Gaules, la Pannonie et les déserts habites par les solitaires chrétiens.

« Je ne sais, ajoutoit Augustin en finissant sa lettre, si nous nous reverrons jamais. Hélas ! mon ami, telle est la vie : elle est pleine de courtes joies et de longues douleurs, de liaisons commencées et rompues ! Par une étrange fatalité, ces liaisons ne sont jamais faites à l’heure où elles pourroient devenir durables : on rencontre l’ami avec qui l’on voudroit passer ses jours au moment où le sort va le fixer loin de nous ; on découvre le cœur que l’on cherchoit la veille du jour où ce cœur va cesser de battre. Mille choses, mille accidents séparent les hommes qui s’aiment pendant la vie ; puis vient cette séparation de la mort, qui renverse tous nos projets. Vous souvenez-vous de ce que nous disions un jour en regardant le golfe de Naples ? Nous comparions la vie à un port de mer où l’on voit aborder et d’où l’on voit sortir des hommes de tous les langages et de tous les pays. Le rivage retentit des cris de ceux qui arrivent et de ceux qui partent : les uns versent des larmes de joie en recevant des amis ; les autres, en se quittant, se disent un éternel adieu ; car une fois sorti du port de la vie, on n’y rentre plus. Supportons donc sans trop nous plaindre, mon cher Eudore, une séparation que les années auroient nécessairement produite, et à laquelle l’absence ne nous eût pas préparés. »

Comme Eudore alloit continuer son récit, les serviteurs de Lasthénès revinrent avec le repas du matin : ils déposèrent sur le gazon du blé nouveau, légèrement grillé dans l’épi, des glands de phagus et des laitages qui portoient encore l’empreinte des corbeilles. Les cœurs étoient diversement agités : Cyrille admiroit, mais sans en rien montrer au dehors, le jeune homme qui, comme le roi-prophète, crioit du fond de l’abîme :

« Seigneur, ayez pitié de moi, selon les grandeurs de votre miséricorde. »

Démodocus n’avoit presque rien compris au récit d’Eudore : il ne trouvoit là ni Polyphème, ni Circé, ni enchantements, ni naufrages : et dans cette harmonie nouvelle il avoit à peine reconnu quelques sons de la lyre d’Homère. Cymodocée, au contraire, avoit merveilleusement entendu le fils de Lasthénès, mais elle ne savoit pourquoi elle se sentoit si triste en pensant qu’Eudore avoit beaucoup aimé et qu’il se repentoit d’avoir aimé. Penchée sur le sein de son père, elle lui disoit tout bas :